dimanche 7 juin 2009

Longtemps




Érik ORSENNA, « Longtemps », Fayard, 1998.


Voici le portrait de cet animal indomptable et démodé: un sentiment...


D’accord, les histoires d’amour, c’est fait pour les nunuches, pour les filles qui lisent avec un paquet de Kleenex à portée de main le soir avant de s’endormir.



C’est au cours de cette même nuit blanche (Gabriel, à qui de vieilles et stupides culpabilités interdisaient le réconfort de la sieste, mourait de fatigue. Mille fois, il avait failli demander grâce, s’il te plaît dormons une heure…



D’accord, les nuits blanches, on aimerait bien mon chéri mais quand même, demain, c’est pas toi qui te taperas le Carrefour et la vaisselle. Et la facture du téléphone, tu y as pensé ?


Notre légende est un bateau. Quand elle sera bien construite, nous prendrons la mer, tous les deux…



D’accord, notre homme, même quand il éteint la veilleuse en râlant, on l’aime bien mais il pourrait nous donner une tape sur l’épaule quand on a une larme à l’œil.



Un homme, du seul fait qu’il est né, tombe dans un rêve comme on tombe dans la mer. Moi aussi, je suis tombé dans un rêve et le rêve m’a emporté…



D’accord, on n’arrivera pas à l’émouvoir. Pas ce soir. On lit un roman d’amour et demain, à l’heure où on empilera les cartons de lait dans le coffre de la voiture, il reprendra les petits à l’école en pestant parce que la petite dernière aura perdu Félix, son lapin clown à lunettes, que le fiston arrachera une mèche de cheveux à son autre sœur pour avoir le privilège de « s’asseoir devant », que la sœur en question poussera des hurlements stridents en menaçant de « lâcher ses urines » si on n’arrive pas bientôt à la maison où maman ne sera pas encore rentrée mais c’est pas possible qu’est-ce qu’elle fiche votre mère ?



Il était une fois ce luxe, après tant d’années de clandestinité, tant de tête-à-tête un à un arraché à la vie, il était une fois ce privilège dont ne se rendent pas compte les gens normaux…



Tu l’éteins ta veilleuse ? Merde !



D’accord… une seconde…



Je te propose une année. Ensemble… Surtout ne va pas t’imaginer que c’est pour toujours…



Tu le fais exprès ?



Ok, on éteint et demain, on écoutera Lara Fabian dans la voiture en maugréant nous aussi… Les amours impossibles, c’est quand même les meilleurs…
Une dernière page ? Je peux ?



Un jour, sans doute dans très longtemps, je vous prendrai le bras et nous marcherons sans nous quitter jusqu’au dernier jour.



Clic.



Une minute ! J’étais page 28.



Clac.



Dans le cerveau de Gabriel, une petite chanson se tuait à répéter : ne la regarde pas de cette manière, d’ailleurs il vaudrait mieux ne pas le regarder du tout. Une autre lui répondrait : mais qui ou quoi regarder, dans le monde, à part elle ? […] Elle souriait. Les reines sourient ainsi, se dit Gabriel. Elles expriment un souhait et attendent en souriant, certaines qu’on exaucera. Quel être humain masculin pourrait avoir à faire autre chose de plus urgent que satisfaire une reine ? […] Des flammèches dorées brillaient dans ses yeux noirs, un amusement que rien ne devait éteindre, ni l’émotion, ni le plaisir, ni la détresse. Gabriel frissonna. Il connaissait peu les femmes…



Il était une fois Érik Orsenna qui parlait d’amour. Il était une fois Gabriel, un homme acharné à rester normal. Il était une fois Élisabeth, la plus belle femme du monde. Il était une fois un jour de l’an glacial, deux enfants et la raison qui démissionne. Il était une fois Paris, Pékin, Séville… Il était une fois une légende et du temps pour la faire naître. Il était une fois le temps, encore lui, comme seul endroit possible. Il était une fois 40 ans d’un amour interdit et des phrases qu’aucun homme ne nous dira jamais. Il était souvent des au revoir et des larmes. Et surtout, il était une fois un livre que j’ai lu à deux reprises sans jamais oser lire les dernières pages.

3 commentaires:

  1. Rien à voir avec Orsenna: Vous n'hésitez pas, ok, si vous êtes passés par là, à me laisser un commentaire parce que, à force, je vais me sentir seule et, quand je me sens seule, il y a deux cas de figure: ou j'écoute Demis Roussos (We shall dance, en boucle!) et après, je me brouille avec mes voisins ou je m'en prends avec une amie à un pauvre dermatologue en slip bleu turquoise...

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  2. Je suis passé par là ;-)
    (je préfère le dire, parce que Demis Roussos en slip bleu turquoise... Comment ça je mélange tout ?)
    J'aime beaucoup le dialogue entrecoupé de passages d'Orsenna. On s'y croirait. Quel lecteur n'a pas connu ça ?

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  3. wah! Démis en slip! comment j'y avais jamais pensé??? Eh! le "éteins la veilleuse, merde!" j'ai dû te le piquer :) Tu le prends comme une sorte d'hommage ok?

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