mardi 29 septembre 2009

Pas de titre

Comme au cinéma

Un camion dans le virage. Ses roues dans la flaque. Le pantalon de Marika éclaboussé. Elle se lève du muret sur lequel elle désespère depuis deux heures. Elle a mal aux fesses et aux genoux ; elle s’étire puis constate les dégâts. Scandalisée, elle persifle pour elle-même tout le mal qu’elle pense de ces chauffards. Aucune considération pour les piétons ! Aucun égard pour leur vulnérabilité, surtout lorsqu’il pleut. Depuis quatre jours le ciel n’a de cesse de s’essorer sur le paysage vallonné. Pas d’amélioration prévue avant le lendemain…

Elle se rassoit, dépitée. Encore soixante kilomètres à parcourir, soixante kilomètres avant Bastogne… Avant ce soir. Ce soir, ce soir, songe-t-elle en passant une main sur son jeans pour faire disparaître les projections boueuses… que la toile dilue en aquarelle baveuse. Pas d’amélioration. Puis un regard délavé vers sa chaussure droite naufragée sur le mur : talon claqué. Un autre vers sa voiture, échouée sur le bas-côté : moteur noyé. La pluie s’intensifie. Non, décidément, aucune amélioration. Ce soir, elle n’y sera jamais…

Un dernier coup d’œil las à son poignet : 14h30… Déjà ?

Si au moins il lui avait donné le temps de repasser par son appartement, elle aurait pensé à prendre un imperméable digne de ce nom et un parapluie. Les imprévus, ça arrive. Mais non, c’était urgent comme toutes les missions qu’il lui confiait. Urgent, à livrer avant dix-huit heures, dépêche-toi, il avait dit, le patron, en la poussant gentiment hors de son bureau. Pour la forme, elle avait objecté un « Mais enfin je… » que lui, fidèle à son tempérament, avait aussitôt récusé d’un vague « Bien sûr bien sûr… » La porte s’était refermée. Appel de l’ascenseur. Ding. Encore une porte. Un autre ding et le bâtiment l’avait recrachée en plein déluge avec la grosse enveloppe calée sous son bras. Tête baissée, épaules rentrées, elle avait plongé dans son antique Ford arthritique et récalcitrante au démarrage par temps humide. Clignotant à gauche pour signifier sa manœuvre aux automobilistes sur le boulevard puis le tunnel de Cointe bientôt, et ses éternels encombrements. Sur les ondes, de vieilles chansons qu’elle n’écoutait pas. Les essuie-glaces et leurs allers-retours lancinants sur le pare-brise asséché, la lumière de ses phares écarquillée sur le véhicule devant. Enfin, sortie du tunnel. La route qui s’était tracée, centimètre par centimètre. La musique interrompue par un flash info. Perturbation au centre-ville. Agriculteurs en colère. Sondage d’opinion publique. Premier ministre en hausse. Riposte de l’opposition. Interview d’un professeur agressé. Colère des étudiants… Grésillements. La pluie quand elle vous coupe du monde… Température en baisse à l’extérieur. L’hiver en avance, toujours plus long, plus froid. La pluie martelait en dérouillée la tôle de son carrosse rouillé. Des salves ininterrompues de ploc ploc ploc tellement bruyants que Marika avait fini par ne plus les entendre.

Sonnerie aigrelette au fond de sa poche. Le patron. Qui d’autre ? Si la porte est fermée quand tu arrives, tu glisses dans la boîte, ok ? Pas chez le concierge. Dans la boîte. Le concierge, tu t’en méfies ; la boîte, elle est sûre, il avait soufflé dans le téléphone avant de raccrocher sans écouter ses « oui oui ». Le portable, elle l’avait refermé d’un clac et jeté sur le siège passager. Aussi vite, il s’était remis à sonner. Elle ne voulait plus l’entendre, ni le téléphone, ni le patron. Il lui suffisait de penser « Je n’entends rien » et c’était le silence.

Quand la circulation s’était enfin fluidifiée, elle avait pu gagner la périphérie en quelques minutes.

Les yeux braqués sur la route rectiligne, elle avait éventré le décor figé des Ardennes en se remémorant les vacances d’été de son enfance : sa mère, son père, le chien et ce chalet rudimentaire où il ne se passait jamais rien d’autre que du temps et de la pluie, du soleil parfois, des journées torrides qui n’en finissaient pas. L’été quand il s’éternise…

Subitement, le moteur de la vieille Ford avait décidé de claquer, là, en plein nulle part, au bord d’un champ cerné de barbelés. Une fois, deux fois, vingt fois, elle avait tenté de le relancer. En vain. Alors, elle avait marché, à peine quelques mètres, et son talon droit s’était décroché de la semelle. Clac. Cassé net. Un muret le long de la route. Elle y avait pris place en maudissant la campagne et toutes les urgences. Appel à un dépanneur. La pluie revenue. L’attente. Le camion. Son pantalon souillé, cette enveloppe à livrer. Et soixante kilomètres. Avant ce soir. Ce soir…

Sur la route, personne : seulement le temps comme passager et l’averse pour conversation.

Nouvel appel au dépanneur. Pas de réponse. Exaspérée, elle se lève, retire son manteau de laine puis son pullover qu’elle enroule autour de sa tête. Elle a froid. Ses longs cheveux ramassés dégoulinent dans sa nuque qui frissonne. Elle remet le manteau qu’elle boutonne jusqu’au menton et en relève le col pour protéger ses oreilles avant de s’enfoncer dans la pluie.

Trois kilomètres.

Un bistrot à flanc de falaise, dans un virage : « Chez Mona ». Elle pousse la porte, libère ses cheveux qu’elle remet en place avec ses doigts. Manteau retiré, posé sur un siège où elle s’affale avec un bruit de serpillière trempée. Elle a toujours aussi froid alors elle se frotte les mains comme si ce geste allait suffire à la réchauffer. À côté d’elle, une grande vitre défiée par la pluie glacée. Marika détourne le regard vers la salle. Vide, triste. Une vieille dame assise dans un fauteuil roulant dort, une photo tombée de ses mains jointes sur ses genoux. Derrière le comptoir éclairé par des lampes tempête suspendues au plafond, une autre dame, la patronne sûrement, épluche des oignons, se mouche, épluche encore. On dirait qu’elle pleure :

- Ça pique aux yeux, elle explique. Qu’est-ce vous voulez boire ?

- Deux chocolats chauds…

La femme a l’air mauvais. Au-dessus de sa bouche crispée, ses yeux rougis épluchent ceux de Marika qui baisse la tête. Au fond de la salle, depuis le coin sombre où elle est remisée, la vieille s’est éveillée et gémit. Elle a faim ; elle veut sa soupe à l’oignon. La patronne l’insulte. Tu fais chier, la morue ! elle grogne en serrant les mâchoires. Marika s’indigne mais demeure comme en prière ou à confesse, jusqu’à ce que les chocolats arrivent. Elle dit merci. La patronne répond quatre euros.

- J’en ai pour un bout de temps, je vous paierai après.

- Ma soupe ? s’inquiète l’autre dans son fauteuil.

- Ta gueule, maman !

- Et ma soupe ? elle répète, la mère, avec un regard d’aveugle.

- Qu’est-ce qu’elle croit ? Qu’la soupe elle se fait toute seule ? elle demande, Mona, en prenant la cliente à témoin, une cliente figée, de plus en plus mal à l’aise, le nez dans ses chocolats chauds.

Après un haussement d’épaules bougon, la patronne regagne sa place, son comptoir, son épluchage haché de reniflements. Et de l’autre côté de la fenêtre, toujours cette pluie qui brouille le paysage.

Marika peut enfin exhaler sa contrariété d’un souffle profond. Sur la table, les chocolats fumants tourbillonnent tandis qu’une odeur d’oignon et de céleri valse avec celle, poussiéreuse, du bar. Le téléphone dans la poche de son manteau l’interpelle. Le patron encore : Bon t’es où là ? Dans un bistrot ? Tu te fous de moi ? Avant dix-huit heures, je t’ai dit ! Je te l’ai dit, quand même ! Oui, alors pourquoi t’es dans un bistrot ? Tu prends ta voiture et tu fonces. C’est urgent, merde ! Comment ça t’as plus de voiture ? Et les dépanneurs, les taxis, c’est pas fait pour les chiens. L’enveloppe, bordel ! Marika fait « oui oui » puis raccroche avant de fouiller dans son sac à main. Mon portefeuille ! elle s’exclame. Quoi vot’ portefeuille ? elle renifle, la patronne. Nouveau soupir et regard englué dans la vitre, la jeune femme ne répond pas. Des jeunes gens sur des mobylettes pétaradantes déchirent la chaussée grasse, passent, disparaissent après le virage. Silence pluvieux.

J’ai faim, elle se dit en déballant deux biscottes qu’elle trempe dans le chocolat. Message sur son portable : « T’es partie, j’espère ? » Elle veut répondre mais la porte s’ouvre, aspirant les bourrasques.

Un homme, la cinquantaine fièrement affichée, entre sous les yeux médusés des trois femmes. Veston noir impeccablement repassé, cheveux grisonnants balayés vers le sommet de la tête et sacoche en cuir qu’il dépose sur le comptoir de façon maniérée : une gravure de mode que la pluie n’aurait pas détrempée. Une bière, il dit en saluant Mona qui actionne aussitôt la pompe et le sert sans un mot.

Marika se demande ce que les hommes peuvent bien ranger dans leur sacoche... puis se souvient de l’enveloppe, vérifie qu’elle ne l’a pas perdue, l’effleure d’un doigt curieux avant de la déposer sur la table, à côté des tasses vides.

Qu’est-ce qu’il y a là-dedans ? Et dans toutes celles qu’elle a déjà livrées ? Elle n’en sait rien, n’a vu que des portes, parfois des silhouettes qui ont tendu la main pour s’emparer des enveloppes avant que les portes, toujours, ne se referment. Le reste du temps ? elle tape des lettres et des rapports de ventes nébuleuses. Des objets d’art, des antiquités, des choses et d’autres auxquelles elle ne comprend rien. Elle a une bonne orthographe et son permis de conduire ; c’est tout ce qu’il lui avait demandé avant de l’engager.

Depuis le comptoir, le client la salue d’un signe de tête. Intimidée, Marika ne répond pas alors il s’avance, son verre de bière à la main. Il dit, Je peux m’asseoir ? et il s’assied, dépose sa sacoche contre un pied de sa chaise. Dans son fauteuil, la vieille pleure à petits cris étouffés. Elle veut sa soupe, rien que sa soupe, après elle se taira. La patronne tempête une réprimande et l’autre se cache la tête dans ses mains osseuses. Elle pleure sans bruit à présent.

- Je suis là pour l’enveloppe, annonce l’homme.

- Ah bon ? s’étonne Marika en la plaquant contre elle d’un geste vif. Le patron ne m’a rien dit. Il faut que je l’appelle.

- Le patron ? Quel patron ?

Ses bras croisés traduisent un soupçon de méfiance.

Marika, elle panique. Le patron ne fait jamais ça, envoyer des gens. C’est toujours elle qui se déplace, qui frappe aux portes. Les hommes aux cheveux gominés vers l’arrière, elle ne sait pas si elle peut leur faire confiance. Depuis le temps qu’elle fait ce boulot, elle a compris, vaguement, que le contenu des enveloppes ne doit pas être très honnête alors elle se crispe, fait défiler dans sa tête des scénarios de mauvais films. Elle dit, Qui êtes-vous ? Et l’homme répond, Je suis Christian, le fils de Christian. Marika tressaille, s’enfonce dans son siège. Un truand ! elle se retient de crier.

- C’est bien vous la fille que j’ai eue au téléphone hier soir ? il dit en claquant des doigts pour appeler Mona.

- Non.

- Mais vous êtes brune et plutôt petite, vous êtes ici et vous avez une enveloppe.

- Oui.

- Alors l’enveloppe, elle est pour moi. Dedans, il y a les dessins de mon père. Il est mort, voyez-vous, quand j’avais deux ans et aujourd’hui ses dessins valent une petite fortune. Je les rachète avant qu’ils ne soient hors de prix. C’était mon père quand même.

Abasourdie, Marika ne répond rien et laisse la patronne prendre la commande. Christian-fils-de-Christian commande un moules frites en interrogeant sa voisine de table du regard. Elle a faim, oui, elle laisse entendre en plissant les yeux. Elle dit, J’ai perdu mon portefeuille, mais il n’entend pas. Il fait ajouter deux vins blancs qui leur sont servis aussi vite. Marika savoure son verre à petites gorgées : on dirait qu’elle lape. Même si ça râpe un peu elle se force, parce que des vins blancs, on ne lui en offre pas tous les jours. Un silence s’installe, alors elle repense à l’enveloppe, à tous ces plis dont elle ne sait rien, puis aux hommes qu’elle a aimés et dont elle ne savait rien non plus. Les hommes, on les aime et on ne sait pas pourquoi ; après, ils s’en vont et on n’en sait pas davantage… Et celui-là, elle se dit en accrochant la serviette sous son menton, peut-être pourrait-elle l’aimer un peu ? Sans rien demander, l’amour les surprendrait là, à l’entrée des Ardennes, à flanc de falaise, dans un virage, chez Mona. Après, ils oublieraient…

L’heure tourne, doucement. La pluie l’escorte, répandant sur le paysage ardennais ses senteurs boisées. Le café est plein de courants d’air. La musique dans la salle se met à murmurer. La vieille sourit, les yeux dans sa photo, la soupe à l’oignon dans l’estomac. Flash météo : un orage arrive sur le sud du pays. Il sera violent. Peut-être parce qu’ils le sont souvent, les orages, violents. En tout cas mieux vaut être prudent. Marika s’inquiète un peu plus et rappelle le dépanneur. Il ne viendra pas. Elle s’offusque, Comment ça, vous ne viendrez pas ? L’homme se lamente dans le téléphone : tombé en panne lui aussi. Le comble, la cerise sur le gâteau, la goutte d’eau qui fait déborder le vase ! Pas d’amélioration, ça non, toujours pas ! Elle raccroche, arrache la serviette, la jette au milieu de la table. Christian deuxième du nom roule des prunelles dans tous les sens. Il y a un problème ? Non, pas un problème, une averse de problèmes. Il faut qu’elle appelle le chef, et un taxi mais elle n’a pas d’argent. Elle n’ose pas lui dire, pour l’argent. Ni pour les problèmes.

Christian voit une larme sur sa joue. Il dit, Si je peux faire quelque chose… Elle explique, finalement, après une longue inspiration pour se donner du courage. Il comprend mais ne peut rien faire. Il n’a pas le temps de rouler jusqu’à Bastogne. Si elle avait eu avec elle les dessins de son père, il aurait fait un effort, sûrement oui, il l’aurait fait, mais elle ne les a pas. C’est vrai, elle murmure, je ne les ai pas. Pas d’amélioration...

Ils terminent le repas en silence. Mona lustre ses verres en mâchant du chewing-gum tandis que sa mère poursuit sa digestion sans cesser de caresser sa photo. Mona a poussé son fauteuil devant une des fenêtres. C’est comme au cinéma, elle a fait, la vieille. Christian mange avec appétit.

En le voyant décortiquer ses moules, Marika repense à tous les hommes pour lesquels elle a cuisiné mais qui sont quand même partis. Malgré ses maigres ressources, elle avait toujours fait de son mieux, des petits plats mijotés, des recettes trouvées au hasard des magazines et qu’elle recopiait sans les acheter. C’est sa mère qui répétait toujours, Les hommes, on les tient par le ventre, mais ils partaient quand même. Les hommes…

Dehors, le ciel rassemble ses troupes de nuages pour une nouvelle offensive. Rusée, la pluie se fait plus fine, rebondissant de-ci de-là dans les flaques et contre les vitres. Un peu de répit. Soudain, surgie du crachin, une femme, petite et brune, traverse la route, s’approche du bistrot. Christian bondit de son siège mais déjà la femme s’éloigne et disparaît dans le virage.

Vous avez pu voir si elle avait une enveloppe ? il dit. Non, répond Marika en croquant une frite. Sans demander son reste, il s’essuie la bouche avec une délicatesse pressée, abandonne la serviette au milieu de son assiette et s’empare de sa sacoche avant de s’élancer. Je reviens tout de suite ! il clame en claquant la porte. Marika prend son air ahuri ; l’horloge au-dessus du bar s’affole, ses aiguilles tournent en rond mais Christian, fils de Christian, ne revient pas.

Le téléphone se souvient de Marika qui décroche en gonflant ses joues. Ça y est ? Non ? Comment « non » ? Merde, Marika ! Je te paie pas pour siroter des vins blancs dans les bistrots. Si tu te dépêches pas de livrer cette p… Ok, je reste calme. Tu... tu vas régler tes consommations bien gentiment et… Comment ça, t’as pas d’argent ? Tu le fais exprès, là, c’est pas possible ! Tu te débrouilles comme tu veux mais tu touches pas à l’enveloppe, t’as compris ? dix-huit heures, après je suis un homme mort, tu entends ? Clic.

Quand rien ne va plus…

Elle coupe la sonnerie de son portable et le fourre au fond de son sac. Mona a compris, aucun doute, parce qu’elle lui lance des yeux méchants et plein de reproches. J’ai besoin d’un taxi, fait Marika, en s’approchant du comptoir. Sans blague ? ricane la patronne en lustrant les pompes à bières, et vous avez de quoi payer vos consommations et celles de votre ami ? Marika pense, C’est pas mon ami, mais s’abstient de le dire. Dans son dos : des perles de sueur. Elle a chaud maintenant. Bientôt dix-sept heures. Pas d’amélioration. Alors, foutu pour foutu, elle se lance et dit, C’est pas mon ami, avant de retourner s’asseoir. La mère, devant sa fenêtre, applaudit le maigre rayon de soleil qui perce les premières lignes de front de l’orage. C’est comme à la mer, elle dit, le visage croqué par un sourire enfantin.

- Tu la fermes, s’il te plait ? grogne Mona en allumant derrière elle la télévision qu’elle met en sourdine.

- Un verre d’eau. J’aimerais un verre d’eau, supplie Marika depuis son siège. Du robinet.

- Quand vous aurez payé le reste !

- Bravo le soleil ! claironne la vieille dame en dodelinant de la tête.

- C’est l’heure de sa piqûre, c’est pour ça qu’elle s’agite, confie Mona en traversant la salle, un torchon sur l’épaule.

Dans son sac, le téléphone de Marika vibre. Elle l’ignore, préférant nier ce qui risque de lui arriver. Dans les films aussi, pour les filles naïves, aucune échappatoire. C’est comme ça, ça sert à donner des leçons aux autres, la naïveté. Quand le patron lui aura trouvé une remplaçante, il ne se gênera pas pour lui répéter, Surtout tu fais pas comme l’autre, à boire des vins blancs dans les bistrots quand t’as une enveloppe à livrer ! La fille, forcément, elle cherchera à savoir ce qu’il y a dans ces étuis de papier alors le gars, il froncera les sourcils, Te mêle jamais de ça, tu entends ? Jamais ! et, comme elle, la fille ne posera plus de questions. Elle sera un peu moins naïve, jamais en retard. Pour l’autre, ça s’améliorera peut-être, puisqu’il lui aura fait la leçon. Peut-être…

Finalement, Mona prend pitié en la voyant de dos, plaquée contre la vitre. Elle se dit, Elle regarde pas le soleil, celle-là ; elle a des soucis, et elle lui apporte un verre d’eau trouble, comme ça, sans savoir pourquoi. Mona, elle n’a aucune gentillesse au creux des joues mais parfois, il lui en pousse au fond des yeux. La cliente, elle l’a regardée parce qu’il n’y avait qu’elle et sa mère, qu’elle s’en va piquer dans la cuisine. Ça la calme ; elle a moins mal à ses articulations et on ne l’entend plus brailler. Au moins une amélioration…

Quand Mona a poussé le fauteuil jusqu’à l’arrière-boutique, la vieille s’est débattue, a agité les bras et la tête. La photographie lui a glissé des mains sans qu’elle s’en rende compte. Marika l’a ramassée. Personne ne l’a vue.

Elle regarde, hébétée, et découvre quelques centimètres carrés de sable. Rien d’autre. Pas de plage. Pas de silhouette. Pas de ciel. Du sable. Seulement du sable. Doré. Elle écarquille les yeux, cherchant dans l’image ce qui peut bien mettre cette femme usée dans cet état, et soudain elle comprend. Cette photo, c’est un souvenir, qui n’appartient qu’à la mère, qu’elle emportera, où qu’elle aille quand elle quittera ce café miséreux. Marika réalise alors, et s’effondre à même le sol, en larmes et une main sur la bouche. Des souvenirs à elle, bien à elle, elle n’en a pas. Depuis toujours elle agit, donne sans jamais recevoir. Sauf des déceptions qu’elle amasse à la pelle pendant que les autres remplissent leurs coffres au trésor. Elle donne son temps autant que son amour, sans reprise ni échange, et il ne lui reste rien, jamais, excepté des regrets qu’elle ravale aussitôt. Elle donne et elle oublie jusqu’à s’en oublier elle-même. Aujourd’hui pourtant, c’est la mère de Mona qui lui offre un souvenir, un souvenir comme les deux chocolats chauds qu’elle a commandés tout à l’heure en entrant, Marika – ces deux chocolats qui l’ont réchauffée.

Elle ne pleure plus, Marika. Dans sa tête, le soleil l’emporte sur l’orage de ses pleurs tandis que sur son visage, un rayon de sourire apparaît.

Dix-huit heures. Marika sur la route. L’esprit aussi léger que son sac à main. Adieu portable, adieu passé et ad patres, le patron – bien qu’elle soit certaine que, dans l’urgence, il ait trouvé le moyen de s’en sortir vivant. Elle chantonne un air guilleret qu’elle invente au fur et à mesure de ses pas qui l’éloignent de Bastogne, où elle n’ira pas ce soir. Non, ce soir, elle s’offre davantage qu’une amélioration, Marika : un nouveau départ. Vers Liège et tout ce qu’elle a oublié d’y vivre, autrefois (il n’y a pas si longtemps et pourtant) aveugle qu’elle était, paralysée aussi, comme dans le fauteuil roulant de sa vieille Ford qu’elle vient de dépasser sans remord ni regret.

Depuis trois kilomètres, elle tourne le dos au bistrot, au virage, au flanc de la falaise, mais jamais, non, jamais elle n’oubliera. Elle ne sera pas la seule.

Dans sa poche, ses doigts caressent une photo dont elle n’a aucun mal à éprouver le grain tandis qu’au même instant, derrière elle, là-bas, des doigts plus osseux que les siens effleurent avec une délicatesse tremblante une enveloppe riche de promesses et de voyages. Destination grains de sables. Destination nouvelle vie, au bord d’une plage, sous les tropiques. C’est comme au cinéma ! claironne la vieille dame en riant aux éclats. Et si Mona pleure, les oignons n’y sont pour rien.

Dix-huit heures. Sur la route, Marika s’immobilise tout à coup.

Elle revient sur ses pas, ôte sa deuxième chaussure et la pose sur le muret, à côté de celle au talon cassé il y a des siècles, on dirait.

Dix-huit heures et deux minutes. Marika, sur la route, pieds nus, regarde le soleil.


Maddy (avec la complicité de g@rp pour la chute)

dimanche 27 septembre 2009

Bientôt







La solitude parfois, elle est insensée...

Philippe Renard




vendredi 25 septembre 2009

L'homme qui valait 35 milliards


Nicolas ANCION, "L'Homme qui valait 35 milliards", Luc Pire, 2009.


Aujourd’hui, mon fils aîné avait une composition à rédiger pour le cours de français. Il devait évoquer son « autobiographie de lecteur », autrement dit, écrire en deux pages tous ses souvenirs liés à la lecture. Il m’a demandé : « Je peux parler des livres dont je suis sûr de me souvenir longtemps, évoquer mes futurs souvenirs ? » J’ai dit oui, très bonne idée ! pace que les livres, c’est un peu comme les gens : il y en a qui nous marquent et qu’on garde en nous longtemps et même, il y en a qu’on n’oubliera jamais.


Celui-ci, je le sais, je ne suis pas prête à l’oublier. Je vous explique ? Ok, lisez-moi juste cette phrase :


« Ce qui m'intéresse, moi, c'est de savoir combien vous valez, vous, dans ce monde-ci. Vous et rien que vous. Ça m'intéresse de savoir à combien exactement vous vous estimez. »


Je pourrais m’arrêter là : ces derniers jours, je suis débordée, ça m’arrangerait bien et, franchement, cette phrase, à elle toute seule, elle donne envie d’ouvrir le livre, pas vrai ? Je l’ai donc ouvert et lu… Et je peux vous assurer que ce serait vraiment dommage de ne pas en parler plus longuement.

Ça vous gêne si on fait la causette sans tralala ? Que vous n’ayez pas l’impression de lire une chronique de roman mais qu’on fasse plutôt comme si vous étiez en face de moi et qu’on papotait, là, maintenant, en fin de journée… Parler d’un livre autour d’un décaféiné, oublier le train-train, le boulot, la crise… La crise, justement, il en est beaucoup question dans ce roman, pas cette crise récente, dont - paraît-il - on est sortis récemment, mais l’autre, la vraie, la sournoise, celle qui s’insinue depuis quelques années maintenant dans la société moderne, celle contre laquelle nous, petites gens, on ne peut rien. La crise due au capitalisme donc, celle qui donne le droit aux grosses fortunes de racheter les usines, les entreprises pour mieux les casser par la suite, celle qui donne à quelques magnats de la finance des airs de bon dieu et qui, un jour, fait écrire dans les romans « Une merde encore plus terrible, qu’on n’aurait jamais dû engendrer. Tu te rends compte du pouvoir que tu as ? Tu es un des quelques gars qui, à eux seuls, peuvent changer le cours des choses pour des milliers de personnes. Dans un monde où tout se mesure en argent, ta fortune, c’est un pouvoir divin » (p.122)

La crise donc… et encore, tout le long du livre et pourtant, à aucun moment de l’histoire ne transparait un réel sentiment de morosité. Comment c’est possible ? Ah ! ça… n’est pas écrivain confirmé qui veut… Comment peut-on aborder un thème aussi pénible et démoralisant avec légèreté et profondeur à la fois, avec simplicité et cynisme (je n’aime pas ce mot, j’en cherche un autre) ? Peut-être, sûrement, parce qu’on y met de la rage et de l’amour en même temps. L’histoire se passe à Liège et, on le sent bien, l’auteur nous livre quelques petits pincements au cœur quand il nous raconte l’histoire de Richard, un artiste liégeois sur le déclin. Ému par le cas de ce pauvre Octavio qui perd son emploi dans les hauts-fourneaux, il décide de kidnapper Lakshmi Mittal, une des quatre plus grandes fortunes mondiales, et de lui faire vivre d’improbables péripéties. Il embarque dans son périple une équipe encore plus improbable : équipe de télévision (et là, je ris en me souvenant de certains passages !), comédiens-kidnappeurs… Et là, franchement, ce serait dommage que vous passiez à côté de ces aventures complètement « surréalistes ». Dans la masse de livres sortis à l’occasion de la rentrée littéraire, c’est sûrement le plus étonnant.

Donc il est complètement inattendu (un bon point déjà). Il va aussi un peu à l'encontre de tous ces romans portés aux nues par les critiques littéraires (et là, je dis : bien joué !)si , tous ces livres et ces auteurs qui se vendent bien (parce qu’il écrive toujours la même chose ? …). Il est drôle aussi, émouvant, triste, engagé et résigné par moments, bien construit, intelligent (un livre intelligent, ça existe!) Intelligent parce qu'il soulève tant de questions, parce qu’il n’a pas la prétention d’apporter des réponses (quoique…), parce qu'il a l'audace d'être optimiste et désabusé à la fois, qu’il dénonce et humanise un peu la société capitaliste (Mittal, on finit presque par le plaindre…), intelligent aussi parce qu'il parvient à nous lier à une foule de personnages, des anonymes que l'on pourrait croiser, en quelques lignes, quelques pages. Mais que de portraits attachants dans ces récits enchâssés, dans ces fragments d’existence qui finissent par se croiser! Que de passages j’ai dû relire parce que waw !


Et puis il y a la ville de Liège, que je connais bien, formidablement mise en scène. D’ailleurs, on ne lit pas quand on est dans "L'homme qui valait 35 milliards": on se promène, on oublie le papier et les pages tournées. C'est magique, toutes ces descriptions discrètes et tellement poétiques à la fois, elles m'ont ravie! Et puis surtout, il y a l'histoire: il fallait une certaine audace et une incroyable imagination pour y penser. Je ne vais pas répéter ce qui a déjà été dit sur ce livre (les critiques commencent à pleuvoir un peu partout), juste vous dire qu'on a là un tout bon roman, un roman différent de ce qui existe déjà et puis quel talent pour l'écriture! Bon sang quel talent il a, ce Nicolas Ancion!


Un gros coup de cœur (je me répète) pour les portraits de ces « anonymes » qui ponctuent le texte. (Un coup de cœur et presqu’une larme à l’œil).
Page 28 ? Pour quoi faire ? Quelques auteurs, vous le savez bien, sont « hors concours », n’ont pas besoin du test de la page 28

Pages 24-25 donc. (C’est un de ces récits enchâssés qui, à eux seuls, pourraient former une histoire. Mais attention, on garde en tête que le style de ces digressions est tout à fait différent du reste du texte. Le reste est franchement drôle et savoureux ! J’ai choisi cet extrait pour la beauté du texte, sa poésie et cette vérité souvent pesante qu’il charrie.)

Tu habites le quartier le plus laid du monde, tu te le dis souvent, tu te le disais déjà le jour où tu as emménagé avec ta femme mais tu croyais que c’était provisoire, que tu trouverais mieux bien vite, puis tu as emprunté pour le lave-vaisselle, le micro-ondes, la télé couleur puis la télécommande puis la télé géante, puis celle à écran plat, sans parler du home-cinéma et de l’abonnement à la télé câblée. Chaque objet que tu rajoutais dans ta maison était un barreau de plus que tu scellais pour te garder prisonnier de cette rue ouvrière, murs de brique brune, façades répétées jusqu’à l’horizon, jardinets sous anti-dépresseurs avec vue sur le jardinet du voisin. C’est ton coin de paradis, droit sorti de l’enfer que tu ne quittes même plus dès que tu rentres chez toi. Il pleut presque tout le temps et quand le soleil revient, c’est la poussière de la cokerie ou de l’aciérie qui poudroie tes n mètres carrés de jardin. Tu as déjà pensé à te jeter dans la Meuse mais tu as des enfants et puis tu l’aimes ce fleuve, il t’apaise, tu le regardes glisser, immobile au pied des lourdes industries et tu te calmes, tu es une péniche, tu es un remorqueur, un bateau à fond plat qui descend vers la Hollande ou le canal Albert, tu rêves de bateau, de maison sans attache, allant de pont en pont, sur les longs fleuves d’Europe, rejoindre l’Italie, voir enfin le village ou le peu qu’il en reste, regarder le linge qui sèche, suspendu entre le bastingage et le petit bout de mât, siffler entre tes dents, écouter le temps qui passe et s’en va vers la mer. Tu rêves, tu rêves encore. Tu rêves toujours en allant au boulot, tu voudrais t’échapper mais tu ne le peux pas. Tu as déjà du mal à t’en sortir en bossant toute l’année ; si jamais tu t’arrêtes, tu es mort. Tu ranges ta voiture sur le parking et tu sors en traînant
les pieds.

(Extrait de Nicolas Ancion, « L’homme qui valait 35 milliards »)

samedi 12 septembre 2009

Abracadabra Martha!


Abracadabra, Martha !


Il fait chaud. Trop. Incapable de se concentrer, Martha lutte, se force et se crispe, s’obstine dans ce combat qu’elle sait perdu d’avance, puisqu’un rien lui suffit pour…


Assise à son bureau, Martha martelait avec rage les touches de son clavier en jetant, toutes les dix secondes, un œil noir à l’horloge arrogante campée au-dessus de la porte d’entrée. 17h20 ? Elle aurait dû avoir terminé sa journée depuis une heure pourtant elle était loin, très loin d’en avoir fini. Martha accéléra sa vitesse de frappe. Elle n’en pouvait plus mais devait se surpasser et, par-dessus le marché, faire abstraction de la chaleur qui, comme elle, semblait doubler la cadence. Martha tapa un crescendo de rafales, le thermomètre grimpa par à-coups, calquant son rythme de progression sur le sien. Proprement insupportable ! Tant du point de vue température ambiante que du retard que Martha prenait, inéluctable malgré sa détermination à en finir au plus vite. Elle pencha la tête en avant comme si cette position lui offrait la chance de grappiller quelques secondes à celles qui tricotaient un tic-tac ironique, là-haut, au-dessus de la porte. La chaleur, elle pourrait s’en accommoder. Le retard, en revanche… Pourquoi fallait-il que le boss lui refile toujours un dossier urgent le jeudi en fin de journée ? Depuis dix-neuf ans qu’elle travaillait pour lui, il mettait un soin maniaque à saboter sa soirée hebdomadaire. Il le savait, pourtant, que le jeudi, pour Martha, c’était sa soirée. Il le savait, que les petits plaisirs, dans sa vie de veuve, se faisaient plutôt rares. Martha, elle, n’ignorait pas que Rébecca, son amie de toujours, était plus qu’à cheval sur la ponctualité. Et, fatalité, comme chaque jeudi, Martha arriverait en retard chez Rébecca. Coup d’œil à l’horloge, nouvelle accélération de ses doigts sur le clavier : suée. Le sang de Martha bouillait littéralement : elle fulminait, ne supportait plus son boss. Il l’exaspérait et il s’en fallait d’un pas grand-chose, ou d’un « trop » pour que…


Comme toujours, ça avait commencé par : Martha, ma chère Martha, je sais que votre jeudi soir est sacré mais j’ai une affaire urgente sur le feu et vous seriez un ange si… Un ange… Oui, ça, il n’y avait pas à dire, elle en était un, d’ange : en forme de poire ! Et quelle affaire urgente ? Un vol de tondeuse à gazon ? La mystérieuse disparition des pommes de terre de la mère Loick ? Celle-là, elle était en passe de devenir aussi célèbre que la mère Michel ! À propos, il ferait mieux de ranger le foutoir, le boss : c’est crasseux, le sol est jonché de canettes, même un chat n’y retrouverait pas ses petits. Et acheter un ventilateur, tiens, ça, c’est urgent ! Avec les vêtements qui collent au corps, cette journée est un calvaire mais rien ne presse, là, puisque c’est « l’ange » qui en a besoin. Une fois de plus et quoi qu’il arrive, l’ange décida qu’il prendrait son envol à 18 heures.


Quand vas-tu enfin apprendre à dire non ? répétait Rébecca lorsque Martha arrivait avec son éternelle mine navrée, son éternel gâteau au citron et son éternel retard. Martha, évidemment, haussait les épaules : à cinquante ans bien sonnés, à quoi bon changer ? Non, elle n’avait jamais su le dire et surtout pas aux hommes, raison pour laquelle elle s’était mariée quatre – non – cinq fois en comptant son dernier mari, disparu un jour de canicule comme celui-ci, après deux petites semaines de vie conjugale ; mari dont elle était sans nouvelles et ce mystère l’obsédait.


Dans la rue en contrebas, le tramway de 17h50 bourdonna un vibrant rappel à l’ordre ; les rails transmirent aux pavés qui relayèrent à l’immeuble qui passa aux étages, puis à Martha. Elle sursauta, chassa ses sombres pensées. Plus vite elle aurait terminé, plus vite elle pourrait descendre sillonner la Grand Rue à la recherche d’une boulangerie encore ouverte. Plus que trois pages à taper et un gâteau au citron à trouver. Si seulement il pouvait faire moins chaud… Du jamais vu ici, dans le Nord, une telle chaleur en plein mois de juin. Martha frictionna de talc ses mains moites, s’épongea le front avec un mouchoir humide puis avala une gorgée d’eau qui n’avait de fraîche que le nom, avant de se remettre au travail, préférant ignorer ses doigts engourdis – avait-elle le choix ? Elle secoua la tête : Concentre-toi, Martha. Concentre-toi ! Par la fenêtre entrouverte, de lourds morceaux d’été poursuivaient leur inlassable invasion de la pièce obscure et poussiéreuse.


17h55. Au rez-de-chaussée, la porte en fer de l’immeuble venait de claquer dans le dos du dernier employé de l’agence matrimoniale qui louait l’étage du dessous. Il ne restait plus qu’elle, elle et Templeton, le boss claquemuré dans son bureau vitré.


— Martha ? Martha ! se mit-il à beugler depuis sa cage de verre. Venez vite !
— Je vais le tuer ! fulmina cette dernière entre ses mâchoires serrées. Chef ? fit-elle tout sourire en surgissant dans le petit local enfumé.
— Une urgence. J’ai encore besoin de vous.
— Impossible, c’est jeudi ! objecta la secrétaire depuis le rempart de ses bras potelés, croisés en signe de protestation renfrognée.
— Je le sais, Martha, ma brave Martha, mais nous avons une nouvelle affaire. Une femme vient d’appeler. Un homme, mort, dans son salon. Un meurtre, figurez-vous !
Martha tressaillit.
— Un meurtre ? Mais c’est… une vraie enquête, Chef ! Depuis le temps qu’on en rêvait…
— Oui… heu… ne nous emballons pas, Martha. En réalité, le meurtre n’a pas encore été commis.


La joie de Martha retomba en même temps que son sourire. Si c’était là tout ce que son boss trouvait à imaginer pour la retenir davantage au bureau… Elle se laissa choir dans l’un des deux fauteuils en cuir lacéré par les ans, qui soupira en même temps qu’elle.


— Pas encore commis…
— Oui ! Mais un meurtre à élucider, quand même… Et s’il a bien lieu, pour un vieux détective comme moi, c’est une sacrée aubaine ! Le moyen de redorer le blason du Cabinet Templeton ! Ah ! C’est fantastique, Martha ! Je rajeunis, je bous…
— C’est parce que votre ventilateur est en panne, rétorqua la secrétaire d’un ton acerbe.


Templeton ignora la pique :
— Vous m’accompagnez, vous prendrez des notes, fit-il en bondissant dans la cage d’escalier, oubliant sa sciatique mais pas l’imperméable sans âge qu’il jeta par dessus son épaule. 13 rue de Waterloo !


Peinant à le suivre, la secrétaire fourrait calepin et lunettes dans son sac à main lorsqu’elle s’exclama tout à coup :


— 13 rue de Waterloo ? Mais c’est chez Rébecca !
Tout à son excitation, Templeton ne lui prêta aucune attention, préférant réviser la liste des tâches qu’il devrait accomplir : dénicher des indices, poser les bonnes questions, traquer la moindre brèche dans laquelle s’engouffrer… Autant de réflexes passés à retrouver car, force lui était de l’admettre, depuis le temps qu’il devait se contenter de filatures pour épouses suspicieuses, il s’était un peu rouillé. Mais là, ça allait dérouiller !


Tous deux s’engouffrèrent dans cette fin d’après-midi torride. Le manque d’air brouillait les idées, faisait tourner les têtes.


— On connaît l’heure exacte ? fit Martha en prenant place dans la vieille Volvo, hélas garée en plein soleil.
—18h11, précisa Templeton en consultant son poignet.
— Chef, soupira-t-elle, celle du meurtre.
— Suis-je bête…19h00 pétantes !
— 19…Mais c’est l’heure habituelle où…


Elle ne put terminer sa phrase : Templeton venait de lui poser une main sur l’épaule et la regardait droit dans les yeux.


— Une dernière chose, ma brave Martha. Vous allez devoir vous montrer courageuse. Pas question de défaillir si le sang gicle…


Le vieux détective sur le retour décocha un clin d’œil à sa secrétaire, puis enfonça la clé de contact dans le démarreur avec un sourire en coin. Il ne vit pas Martha lever les yeux au ciel.


Tandis que l’antique Volvo fendait à toute allure la touffeur oppressante de cet été naissant, une silhouette vêtue d’un caban sombre et suranné rasait les murs de la ville engourdie en psalmodiant d’étranges paroles : Abracadabra, à trois l’horloge de lui te délivrera. Dans son sillage, les volets des vitrines se déroulaient en grinçant et les fenêtres se muraient. Le jour avait beau décliner, les thermomètres ne cessaient de transpirer. Aucun nuage dans le ciel. Pas de brise. Rien qu’un soleil clinquant, dardant des rayons acérés sur le paysage asséché.


Rue de Waterloo, Templeton et Martha inspectèrent les lieux d’un œil méfiant. Plissements de fronts. Sourcils froncés. Parfait. Personne ne les avait suivis. La rue pentue était déserte ; une canette métallique dévalait le caniveau… Détail qui obséda Martha jusqu’à se transformer en certitude : quelqu’un avait shooté dans la canette. à plusieurs reprises, elle se retourna. Une présence. Elle ressentait une présence. Familière, même. Et hostile.


— Chef, tout ça ne me dit rien qui vaille. Je dois vous avouer… c’est chez une amie que…
— Allons, mon petit ! Vous irez chez votre amie après le meurtre. Vous ne voulez tout de même pas rater un meurtre. Un meurtre, bon sang, Martha, ça n’arrive pas tous les jours ! tempêta le détective en pressant d’un doigt nerveux la sonnette du numéro 13.
— Oui ? fit une voix que Martha connaissait bien.
— Nous venons pour le crime, annonça fièrement Templeton.
— Mais… vous êtes en avance de dix-sept minutes ? C’est très ennuyeux ! Puis-je vous demander de repasser dans un petit quart d’heure, à 19h00, pour être exacte ?
— Aucun problème : nous attendrons dans la rue, Madame.
— Parfait. Je veille aux derniers préparatifs, grésilla une dernière fois le parlophone.
J’espère que ce n’est pas une ruse pour dissimuler le cadavre, marmonnait Templeton en allumant sa troisième cigarette. Au loin, un train lacéra le silence de la ville accablée de chaleur. Le long du trottoir, la brave Martha faisait les cent pas, se demandant comment expliquer la situation au détective. Rébecca voulait le tuer. Ça semblait évident et elle en était bien capable : depuis des années, cet homme lui gâchait ses soirées du jeudi ; elle était si pointilleuse, Rébecca, si maniaque… Et avec ce ciel fiévreux, les gens devenaient fous…


19h00. Depuis cinq minutes, le doigt de Templeton effleurait la sonnette du numéro 13.


— C’est bon, Chef, vous pouvez y aller, c’est l’heure, annonça la secrétaire postée derrière le détective rénové. Mais faites attention, Rébecca est peut-être…
— Rébecca ? Mais comment connaissez-vous son nom ? s’étonna-t-il vaguement en appuyant sur le bouton.
— Mais c’est ce que j’essaye de…
— Montez, fit la voix du parlophone.


19h01. Martha et Templeton figés devant une double porte en chêne. Pas un bruit, pas un souffle au cœur de cet été déchaîné. Dans son dos, la veuve sentait des perles de sueur atteindre le bas de ses reins. Gai comme un pinson, son employeur se lissait la moustache tout en égrenant le répertoire de ses possibles entrées en scène ; il hésitait : Un meurtre à commettre ? Appelez Templeton !... Plus rapide que la police ; plus rusé que le meurtrier, Super-T !... Baissez votre arme ; je vous ai reconnu : vous êtes l’assassin !...


— Bonjour. Vous allez obtempérer et surtout vous taire, annonça d’emblée Rébecca en ouvrant la porte.


L’arme qu’elle braquait sur Templeton n’avait rien d’un pistolet à eau, pourtant plus indiqué par cette chaleur.


Médusée, Martha pénétra dans l’appartement à la suite de son patron. D’un geste sec de son poing armé, Rébecca leur désigna un canapé fleuri – celui sur lequel Martha prenait place chaque jeudi, mais l’heure n’était pas à relever l’ironie de la chose. Sur la table basse, un plateau chargé de petits fours et deux verres destinés aux rafraîchissements – jeudi oblige.


Assise, terrorisée, la secrétaire accrochait ses prunelles désespérées à celles, déterminées, de sa meilleure amie. Derrière celle-ci, une imposante baie vitrée diffusait une lumière irréelle car trop aveuglante pour une fin de journée. Seule la respiration saccadée de Templeton rythmait le silence.


— Mais enfin, Rébecca, pourquoi ? fit soudain Martha en plaquant les mains sur ses joues en feu. Tu ne vas tout de même pas le…
— Tais-toi ! Tout cela a assez duré et tu le sais ! mais toi, bien entendu, tu ne peux rien refuser. La preuve : tu es là, avec lui. Ma pauvre Martha, tu es tellement… Bon, je le tue et après nous dégusterons nos petits fours. Tranquillement…et à l’heure, cette fois-ci ! Plus jamais il ne gâchera nos…


Rébecca ne put terminer sa phrase. Dans son dos, sur la terrasse jouxtant le séjour, une silhouette drapée d’un vieux caban : d’un bond celle-ci surgit dans la pièce en brandissant son insigne de police.


Martha poussa un cri étouffé. Elle venait de reconnaître celui qui…
— Abracadabra, à trois l’horloge de lui te délivrera.

— Martha ? C’est l’heure, Martha. Vous allez encore être en retard à votre soirée du jeudi, fit Templeton en shootant par mégarde dans une des canettes oubliées sur le sol. Quel désordre ici !
— Mon mari…Mon… mari... bredouillait Martha, la tête sur le clavier de son ordinateur.
— Allons mon petit, on se reprend ! J’ai dit la formule magique ; vous pouvez y aller. Et ce rapport, il est terminé ? Il doit l’être en tout cas, vous tapiez si frénétiquement avant votre… malaise. Ah cette chaleur !
— Pardon… je… mon mari…
— Mari ? Quel mari ? (Templeton fronça les sourcils) Martha ? Ne me dites pas que vous avez recommencé à écrire une de vos histoires idiotes pendant les heures de travail ? Nous étions d’accord, pourtant…Faites-moi voir ce rapport... Tout de suite !
— …
— Elle. L’a. Fait ! Bon sang, Martha, je veux bien admettre que les enquêtes que l’on me confie ne soient pas follement intéressantes à taper, mais là, vous exagérez ! Vous perdez la tête, ma pauvre ! C’est la chaleur, c’est ça ? Tout le monde a chaud, Martha, tout le monde ! Vous n’avez qu’à utiliser un ventilateur, bon sang ! J’ai besoin d’une collaboratrice efficace, Martha, et c’est pour ça que je vous paie !
— Je suis désolée, Chef… je ne sais pas ce qui m’a pris. La chaleur… oui, sans doute, bredouilla-t-elle en dissimulant un regard hargneux.
— La chaleur, encore et toujours la chaleur… marmonna Templeton en parcourant les lignes tapées par sa secrétaire. Elle a bon dos, la chaleur…


Brusquement, il s’immobilisa. Devint écarlate. Martha comprit que la canicule n’y était pour rien. Lorsque son Chef explosa, elle n’avait pas eu le temps de se mettre à couvert ; il y eut des éclaboussures.


— Un meurtre ? Et le mien, en plus ? Vous ne manquez pas d’air, Martha ! Foutez-moi le camp ! Vous êtes virée. virée !

Il fait chaud. Trop. Martha a rendez-vous avec sa vieille amie et elle est en retard. Et Martha, un rien lui fait perdre la raison. Arrivée en bas de la cage d’escalier, elle fouille dans son sac à main, en sort d’une main tremblante une arme qui n’a rien d’un pistolet à eau. Un voisin la salue – arme bien vite rangée, elle a eu chaud – formule une remarque sur la canicule – Un temps à vous rendre fou, pas vrai ? – avant de s’éloigner.


L’immeuble est désert, se dit Martha en remontant l’escalier.

Fin ?


Maddy, avec la complicité de G@rp

vendredi 11 septembre 2009

De pierre et de cendre


Linda NEWBERY, « De pierre et de cendre », Phébus, 2008, Le Livre de poche.

Je ne sais pas vous, mais moi, certains jours, j’aimerais pouvoir remonter le temps avec une machine, le débarrasser de tout ce qui nous encombre parfois, tout ce qui est bruyant, urgent, stressant : les voitures, les avions, les horaires, les factures, les supermarchés et les embouteillages. D’un coup de baguette magique, je ferais aussi disparaître ce réverbère électrique braqué vers la fenêtre de ma chambre, cet avion qui décolle chaque nuit à 00h32, la télévision qui ne se tait jamais, la radio du voisin, celle de mon fils et, tant que j’y suis, le journal télévisé qui nous rappelle chaque jour à quel point la vie s’agite, tourbillonne et se meurt autour de nous sans que l’on ne puisse rien y faire.


Là où ma machine m’aurait déposée, les nouvelles arriveraient par voie postale ou par le biais d’un charmant cavalier arrivé au grand galop. Il aurait un message écrit pour moi dans sa main gantée, attendrait ma réponse et s’en repartirait en martelant la cour de coups de sabots. Les avions n’auraient pas encore été inventés, ni la télévision. Bien sûr, des calamités auraient lieu mais tellement loin du domaine où je me serais installée que j’en garderais une certaine indifférence. Seul mon petit univers m’intéresserait. La vie serait plus facile, sûrement…


Mais tout cela n’est pas possible, je le sais bien… sauf avec un livre sous les yeux. Avec les yeux dans un livre, tout est permis ; tout le monde sait ça. Mais… puisque le temps, je ne peux pas le remonter, il me reste les livres et leurs pages à tourner. Juste lire et se dire, pendant quelques centaines de pages, que rien de tout ce qui nous malmène et nous oppresse n’existe, que les seuls bruits perceptibles sont ceux de l’eau qui s’agite sur le lac ou les murmures des vents quand ils se rencontrent. Des vents, il y en aurait forcément. Ma maison s’appellerait Fourwinds, les Quatre vents. Ses proportions seraient remarquables et sa décoration incroyablement belle. Fascinante, ma maison, elle le serait et mes visiteurs ne tariraient pas d’éloge. Pour dire la vérité, ce ne serait pas vraiment ma maison, mais celle d’un riche propriétaire qui m’aurait choisie comme gouvernante pour ses deux filles, deux demoiselles très bien de leur personne à qui j’enseignerais des notions de français et de maintien.


Que la vie serait belle, là-bas, dans les campagnes anglaises du XIXe siècle sans toutes les agressions de notre existence moderne. Les soirées seraient douces et égayées de rayons de lune, on ferait des promenades à cheval, on s’accorderait de longs bavardages à l’ombre d’un if et autour d’un cake. L’épouse de mon employeur disparue tragiquement quelques temps plus tôt, j’aurais à charge de faire tourner la maison et me réjouirais d’accueillir ce jeune artiste peintre engagé pour distraire mes protégées. Il serait très curieux, moi très secrète, au début....


À nous deux, on en aurait des choses à se raconter ! Nos deux natures curieuses ne pourraient s’empêcher de fouiller dans le passé de cette famille respectable. Que pourrions-nous faire d’autre, si loin du reste du monde ? Notre monde, ce serait Fourwinds et ses trois statues dressées aux quatre coins de la maison. Trois statues. Trois vents. Il en manquerait une. Un mystère à élucider : un sculpteur évanoui dans la nature avec le vent d’Ouest, une des filles revenue d’une longue convalescence, l’autre souffrant de somnambulisme, des domestiques trop bavards, une ancienne gouvernante affublée d’un enfant qui ressemblerait étrangement à…


Bref, il s’en passerait des choses… assez pour écrire un roman à l’ancienne, un de ces romans forts en émotions. On y mettrait de l’obsession aussi, de la trahison, l’ombre d’un doute et celle d’un interdit transgressé et le vent, sans cesse, soufflerait pour balayer les cendres à défaut de pouvoir emporter la pierre. Inspiré d’un grand classique oui mais qu’importe si la machine à remonter le temps fonctionne ! Au XIXe siècle, dans le Sussex, on y est et on veut savoir. On devine mais on veut être sûrs.


Je regarde l’heure sur l’horloge digitale de mon four à air pulsé. 21h32. Le temps presse. Je vous copie-colle la quatrième de couverture :

Lorsqu’un soir brumeux de 1898, le jeune artiste Samuel Godwin pousse les grilles de la propriété de Fourwinds, il est immédiatement envoûté. Engagé pour enseigner l’art aux deux jeunes filles de Mr Farrow, il ignore encore que cette luxueuse demeure sera pour lui le décor de ses plus belles peintures.
Intrigué par la personnalité ombrageuse du maître des lieux, séduit par ses filles, Marianne et Juliana, désarçonné par Charlotte Agnew, leur gouvernante et dame de compagnie, le peintre comprend vite que le raffinement du décor et des personnages dissimule les plus sombres mystères et que le vent souffle pour mieux balayer les cendres d’un passé pour le moins scandaleux et les secrets abrités par les pierres.

Page 28 parc : Samuel Godwin, le jeune peintre, vient d’arriver à Fourwinds. Miss Agnew lui parle des deux demoiselles dont il aura à s’occuper. À noter que ces deux personnages se partagent alternativement la narration, ce qui permet de varier les points de vue.

- Je suis ravi de vous rencontrer, Miss Agnew. Non, je ne suis pas du tout fatigué. J’ai eu envie de marcher. La nuit est si belle ! Mais je suis confus de déranger votre maisonnée aussi tard.
Samuel Godwin n’était certainement pas le personnage extravagant imaginé par Marianne, cependant il était agréable et doté d’excellentes manières. Juliana ne l’avait pas encore vu, mais je notais qu’il avait d’ores et déjà produit une bonne impression sur sa jeune sœur. Je m’informai de ses bagages et fis venir Mrs Reynolds en la priant de servir un souper au jeune homme, puis d’aller chercher Juliana dans sa chambre. Marianne, entre-temps, ne l’avait pas quitté des yeux. Elle l’avait même dévisagé d’un air fasciné. Quand elle se tourna vers moi, je pensai : « Elle ne jure déjà que par lui. Alors qu’elle ne le connait que depuis cinq ou dix minutes. Impulsive nature ! »
Mr Godwin nous fournit des explications détaillées sur les circonstances qui étaient à l’origine de son retard, puis il s’excusa de nouveau, et je l’assurai que cela n’était pas grave le moins du monde. Nous étions heureuses qu’il soit arrivé sain et sauf…

(Extrait de Linda Newbery, « De pierre et de cendre », traduit par Joseph Antoine)

vendredi 4 septembre 2009

Bientôt bientôt

Les chroniques suivantes:

Linda Newbery, "De pierre et de cendre"

Nicolas Ancion, "L'Homme qui valait 35 milliards"


En attendant, je lis je lis je lis et j'ai mille autres choses à faire mais je lis je lis tout le temps j'adore ça surtout dans mon lit en plein milieu de la journée ou très tôt le matin quand tout le monde dort ou quand il pleut ou qu'il fait froid ou dans ma voiture mais avec les essuie-glaces en action c'est plus rigolo ou en cachette dans la cage d'escalier vous devriez essayer de suspendre et votre pas et le temps entre deux étages ça donne des excuses pour ne pas faire tout le reste ("Je n'ai pas pu: je descendais l'escalier") point

Bon, je vous laisse mais je ne vous oublie pas.

Une pensée (négative, j'aimerais bien) pour un grabataire qui parviendrait presque à me gâcher mes lectures mais pas seulement et c'est un peu long - et ridicule - à raconter.
Une deuxième (positive forcément) pour l'autre bout du monde. La Norvège aussi.

mardi 1 septembre 2009

Raison et sentiments


Jane Austen, « Raison et sentiments », 10/18.


Je l’ai déjà dit : les chroniques de romans, je n’aime pas trop ça, surtout sur Internet car, face à un écran, je préfère me poser en mode « pilotage automatique » : plus c’est « ampoulé et syntaxiquement travaillé » et plus vite je clique. Pourtant j’adore lire de la belle littérature. Je dois être déjà trop vieille pour m’y faire et je plains les générations futures qui, sûrement, ne connaîtront pas le plaisir du papier, celui de tourner les pages, d’annoter, d’entourer.

Aux chroniques de livres, je préfère de loin le bavardage avec une de mes amies, son émotion, ses yeux qui s’agrandissent quand elle me parle d’un livre. Elle s’appelle MC et elle n’a pas son pareil pour discourir sur un livre qui lui a plu, ou sur un film, un tableau ou – ça arrive – une petite brise qui l’avait surprise sur sa terrasse. J’ai de la chance, oui, de l’avoir pour amie. Le dernier livre qu’elle m’a apporté, c’est « Raison et sentiments ».


J’avais déjà lu Jane Austen mais jamais intégralement, seulement des extraits au cours d’anglais ou de longs passages qu’on devait traduire à la maison. Mais tout ça remonte à loin, j’avais 17 ans et les données ont changé. À cette époque, je n’étais pas capable de saisir la beauté du style, l’ironie, celle des petites descriptions ou, surtout, le côté franchement comique de certains passages. Depuis, j’ai beaucoup lu, un peu appris et je sais, je comprends à quel point les romans de Jane Austen ont dû être novateurs.


On dit qu’elle a servi de charnière entre les romans sentimentaux et les romans réalistes. On dit aussi qu’elle a permis au mouvement féministe de faire ses premiers balbutiements. Il ne faut pas oublier le contexte : on est à cheval entre le XVIIIe et le IXe siècle, on se frotte à la gentry anglaise, dans la bonne société, celle qui se targue de bonnes manières et de savoir. On passe sa vie à recevoir, à se faire inviter d’un cottage à l’autre, on aime les fastes et tout ce qui se montre. On aime par-dessus tout la politesse et l’argent, l’argent d’ailleurs, toujours lui. Dans l’univers dépeint par Austen, on se pique souvent d’élégance pour aller prendre le thé chez un cousin éloigné, on tire un grand plaisir à recevoir des nouvelles d’un obscur cousin, les jeunes filles s’évanouissent quand le cœur s’emballe, les femmes ont toujours un flacon de sel à portée de main et il y a toujours une vieille dame fortunée dont l’occupation première est de tenter de marier la jeunesse. Forcément, il y a des soupirants réclamant des boucles de cheveux, des promesses d’engagements tenues secrètes, des lettres enflammées qui répandent des rumeurs et d’interminables après-midi pluvieuses où il n’y a rien à faire si ce n’est de se préoccuper de ces rumeurs. Quand elles apprennent des mauvaises nouvelles, les filles de bonnes familles succombent à des maladies nerveuses qui les obligent à garder le lit et elles se tordent les mains dans des crises d’indignation en criant « Seigneur Dieu ! Est-ce possible ? » Mais heureusement, la vie est pleine de surprises : pas une semaine ne se passe sans que l’on projette une promenade au clair de lune ou qu’un gentleman ne se précipite pour sauver une demoiselle en détresse. Et puis, dans les campagnes anglaises parsemées de charmants cottages enviés par toute la bonne société, les distractions sont nombreuses car chaque famille rivalise par le nombre d’invitations lancées ; et c’est là qu’intervient tout le charme -le charme premier, celui auquel j’ai d’abord été sensible – de Jane Austen parce que les gentlemen, quand ils invitent, c’est toujours avec emphase et cela ponctue le texte d’autant de « Venez maintenant, je vous en prie, je déclare que vous viendrez ».

Mais il y a tant à dire sur les romans de l’incroyable Jane Austen. Vous savez qu’elle est morte, à 41 ans, sans s’être jamais mariée ? Elle avait six frères et une sœur à qui elle lisait ses manuscrits le soir au coin du feu afin de vérifier l’effet produit par son style. Son style, justement ! il a l’air si dépouillé alors qu’à bien y regarder, c’est impossible de ne pas se rendre compte du travail minutieux qu’il recèle ; mais ce n’est pas là la seule qualité de ses textes : il y a dans les pages cette voix narrative qui nous accompagne comme pour nous aider à nous lier à ces personnages ou à se moquer d’eux.



L’histoire en quelques mots :


Quand Mr Dashwood vient à mourir, sa femme et ses trois filles, Elinor, la raisonnable, Marianne, la passionnée et Margaret, l’effacée, sont contraintes de déménager à la campagne où elles trouvent en location un charmant cottage. En effet, le fils de Mr Dashwood, né d’un premier mariage a hérité de la maison familiale et son infâme épouse refuse de venir en aide aux infortunées. Heureusement, les amis sur lesquels elles peuvent compter se manifestent rapidement et puis, il est à supposer que bientôt, les filles Dashwwod trouveront bientôt chacune un gentleman qui leur apportera amour et aisance financière. Elinor, elle, éprouve un noble sentiment pour le frère de sa belle-sœur, Edward Ferrars, tandis que Marianne fait la connaissance du séduisant Willoughby qui semble tout à fait disposé à lui demander sa main. Tout pourrait s’arrêter là si on n’était pas dans un roman de Jane Austen, une de ces histoires tragique-comique dont se régalait l’impitoyable Gentry anglaise. Ainsi peuvent sévir au fil des pages les rumeurs infamantes, les coups bas et autres persiflages déshonorants mais aussi les trahisons impardonnables et les destinées brisées, les larmes aussi ou les moqueries lancées avec éloquence et retenue. Chez Jane Austen, jamais on ne se formalise ouvertement ni n’affiche une colère trop sévère, on préfère répondre par des « En vérité, madame, vous vous trompez et maintenant j’ai hâte d’en finir et de partir » et puis sortir avec précipitation, ou s’évanouir sur un sofa avec une main sur le cœur ou même, en dernier recours, se ruer sur son secrétaire pour écrire dans une longue lettre tout son chagrin ou toute sa rancune.


Mais en voilà assez, j’écris, j’écris alors que Jane Austen l’a fait bien mieux que moi.

Page 28


De ce chef, par conséquent, elle n’avait pas à s’opposer à l’intention que manifestait sa mère de se retirer dans le Devonshire. Et la maison, de plus, telle que la décrivait sir John, était d’une telle simplicité, avec son modeste verger, qu’aucune objection ne se présentait de ce côté.
En conséquence, quoique ce plan ne la charmât pas autrement, quoique l’éloignement de Norland fût cependant bien pus grand qu’elle ne l’aurait souhaité, elle ne fit rien pour dissuader sa mère d’envoyer sa lettre d’acceptation.
*
La lettre ne fut pas plus tôt partie que Mrs Dashwood se donna le plaisir d’annoncer à son beau-fils et à sa femme qu’elle avait trouvé une maison et qu’elle ne les gênerait pas au-delà du temps qui serait nécessaire à son installation. Ils furent surpris. Mrs John Dashwood ne dit rien, mais son mari exprima poliment l’espoir qu’elles ne se trouveraient pas trop loin de Norland. Elle éprouva une grande satisfaction en répliquant qu’elle allait dans le devonshire. Edward se tourna brusquement vers elle en entendant ces mots et d’un ton où se mêlaient la surprise et la douleur, et qui ne la surprit pas, répéta :
- Le Devonshire ? Allez-vous vraiment là-bas ? Si loin d’ici et dans quel endroit ?
Elle expliqua la situation : à quatre milles au moins d’Exeter.
- C’est un simple cottage, continua-t-elle, mais j’espère que je pourrai y accueillir beaucoup d’amis. On pourra facilement ajouter une ou deux pièces, et, si mes amis n’éprouvent pas de difficultés à faire un si long voyage pour venir me voir, je suis sûre que je n’en aurai aucune pour les recevoir.


(Extrait de Jane Austen, « Raison et sentiments », traduit par Jean Privat)