mardi 28 juillet 2009

Ouest


François VALLEJO, « Ouest », Viviane Hamy, 2006 (Points 1930)

Quand j’étais adolescente, j'ai vécu comme ça, brièvement, au milieu des chiens et de nulle part. J'étais allée passer une semaine dans un petit village ardennais qui s’appelait Cornimont. Une de mes amies m’avait invitée chez sa grand-mère. On avait pris le train, une correspondance (une locomotive et un vieux wagon, deux passagers : nous) puis un bus. On avait encore dû marcher un peu, avec nos sacs à dos. Il pleuvait. Il n’avait pas cessé de pleuvoir. On s’était un peu ennuyée. Le village était encerclé par un bois. C’était sombre, tout y était plus foncé, plus épais, même le regard des gens. Enfin, je crois… il y a si longtemps maintenant. Au bout de la rue zigzagante se dressaient les vestiges d’un ancien lavoir. La grand-mère de mon amie y allait parfois. Elle aimait bien ça, frotter son linge sur une grosse pierre en décausant l’une ou l’autre personne du coin avant de l’étendre dans sa resserre. Il y avait des chiens aussi, beaucoup, et toutes les trois heures, elle disait la vieille « Vous pouvez sortir la meute pendant que je fais une buée ? » Rien d’autre ne comptait que ses chiens. Alors on les promenait dans les bois. Les chemins étaient boueux. On aurait dit un petit bout de fin du monde. On se perdait tout le temps. Je me souviens, je m’étais dit « ça me plairait d’habiter là parce qu’il n’y a personne, presque personne ». Je voulais moi aussi vivre comme une ermite (je n’ai pas renoncé), loin du monde, avoir une meute et faire ma buée en décausant un peu les voisins, les riches qui s’installaient là par caprice. Je voulais faire partie de ces gens qui n’y entendent rien à la vie de citadins, qui ne vont jamais en ville…



Cette atmosphère ténébreuse, un peu sauvage, je l’ai retrouvée dans ce livre à l’écriture ensorceleuse. Lambert est garde-chasse et marié à Eugénie qui lui a donné deux enfants : Magdeleine et Grégoire. M. de l’Aubépine, le fils du vieux baron décédé revient de Paris, après 15 ans, afin de reprendre possession de ses terres. Cet homme qui a passé sa vie à se faire humilier par son père et qui s’enflamme pour tous les bouleversements politiques et institutionnels de la France, entend bien changer les choses au château. Les valets sont les éggaux des maîtres et la noblesse se meurt, Vive la France ! Lambert, lui, il aime la chasse, ses chiens par-dessus tout, les bois et servir ses maitres alors il ne comprend pas trop ce que ce maître étrange attend de lui.



Il se tait quand il demande à assister à l’accouchement de sa femme, quand il jubile de la voir souffrir, quand il ramène des demi-bourgeoises au château pour les poursuivre toutes nues dans les couloirs à la nuit tombée, quand il découvre que le baron aime se faire raser des pieds à la tête pour avoir la peau d’un bambin, quand ce dernier se met en tête de correspondre avec Victor Hugo pour s’en faire un allié politique, quand il revend ses biens parisiens pour fourrer de l’argent dans les poches de ses gens de maison, quand il s’en va de longs mois durant et que sa famille et lui en sont réduits à la plus grande misère, quand sa fille, Magdeleine, se prend d’amitié pour une des « bourgeoises »…



Non, Lambert, il est né garde-chasse, il doit, veut servir ses maîtres, peu importe leur pulsions politiques ou sexuelles et ainsi il baisse la tête et accepte. Toujours. Il est fort et vertueux. C’est un brave homme… et ces histoires de suffrage universel, de paysans qui votent, d’assemblée constituante, ça le dépasse. Napoléon III n’est jamais qu’un nom dont il se méfie un peu et aucun Victor Hugo exilé ne peut le convaincre que sa vie n’est pas comme elle se doit d’être, tranquille et besogneuse dans son Ouest boueux et marécageux. Rien de tout cela non… sauf peut-être des soupçons (ou bien serait-ce des ragots ?) quand ils lui donnent des idées fixes : servir son maître même s’il se prétend l’égal de ses gens mais brûler les livres des saints et voir sa fille tomber sous la coupe de cet homme, un fou ! qui la questionne sur « son flux »… là, il se doit de réagir…



Mais j’écris, j’écris alors que l’auteur l’a fait bien mieux que moi :


« Le baron fonctionne dans l’inversion totale des valeurs de son père, des valeurs sociales et sexuelles. « C’est un homme "contre" en permanence, qui se heurte aussi à une pesanteur sociale. Il ne peut se débarrasser de son statut et cette ambiguïté personnelle finit par le mettre en danger. C’est le noeud qui emporte la construction du roman. Ses pulsions politiques et sexuelles viennent par alternance. Il délaisse l’un quand l’autre prend le devant. Son affection peut se transformer en brutalité très rapidement. C’est ce qui fait sa richesse. Mais sa part d’obscurité doit demeurer. On ne peut aboutir à une clarté. A sa manière Lambert, même s’il paraît plus monolithique, est aussi poussé à faire sortir de lui une part obscure. Chacun va là où il ne pensait pas aller. D’une certaine manière, en écrivant, je suis moi-même allé dans des contrées profondes qui m’échappaient. J’ai eu le sentiment d’entrer dans une complexité de moi-même qui m’a troublé. » (François Vallejo)

Un petit mot de l’écriture, captivante et ténébreuse, comme cet Ouest où on s’enlise. Les dialogues se mêlent à la narration, les points de vue se croisent et jamais ne se ressemblent.


Page 28 :


Cachan, le valet de pied de M. de l’Aubépine, vient d’arriver de Paris et l’homme ne plait guère à Lambert.

Lambert a bien cru, un moment, que le Chatan n’aurait pas que du mauvais : voilà qu’un jour il s’approche des chiens. Il veut jouer le vrai noble à la place du maître, bon, pourquoi pas, c’est agréable de parler à deux de ce qu’on aime. Il fait le connaisseur, il dit qu’il a servi chez des maitres à Paris qui avaient des levrettes de première beauté ; il admire un grand Normand, là, une encolure de diable, bien, bien, on dirait qu’il a l’œil. Ça se gâte tout de suite, il dit qu’en dehors du grand, là, il n’y a rien de valable dans ce chenil. Rien de valable ? Non, ceux-là ont les oreilles attachées trop bas, celui-ci ne porte pas sa queue en drapeau comme il conviendrait, et ils sont sales, tu ne les tiens pas assez nets, tes chiens. Même secs, ils puent le chien mouillé. Un valet de pied lui parle comme ça ? le maître aurait le droit, a ne lui ferait pas plaisir, enfin il aurait le droit, mais ce Chaban ? Dis-moi, Chaban, tu prends nos bêtes pour des bichons de Paris ? Tu n’as jamais, de ta vie, vu de chiens comme les miens, de première force, et tu viens les rabaisser devant moi ?
C’est toi qui n’as jamais rien vu, Lambert […] sa forêt, ses chiens, son Eugénie en larmes tous les matins et tous les soirs, tout a lui remonte dans le sang, à Lambert, et il l’a vif, et c’est un fort, à côté des petits valets de Paris, c’est un large du coffre, Lambert, un épais de la membrane.


(Extrait de François Vallejo, « Ouest »)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire