Jacqueline HARPMAN, « Moi qui n’ai pas connu les hommes », Stock, 1995, Le Livre de Poche.
Mon facteur, je l’aime bien. Parfois, il m’apporte des lettres, des vraies lettres, avec mon adresse écrite à la main, un joli timbre et dans l’enveloppe quelques phrases d’une amie qui me raconte ses vacances à la mer du Nord. Quand j’étais adolescente, des lettres pareilles, j’en recevais des paquets mais c’est parce qu’il n’y avait pas Internet et que j’avais des correspondants un peu partout sur la planète. C’était il y a longtemps et aujourd’hui, on doit se contenter du virtuel, de l’instantané… Les temps changent mais pas mon amie. Non, elle, elle aime le papier, les phrases qu’elle cherche à rendre jolies. Elle prend son bloc-notes et elle m’écrit les vagues qui se jettent au ras des dunes, les bateaux minuscules qui passent au loin et les enfants qui courent en maillot de bain sur le sable. Elle raconte les nuages, leurs formes étranges et le vent qui les emporte, les balades avec le chien aussi et les soirées pluvieuses passées à avaler des gaufres à la Chantilly avec son amoureux. Cette fois, elle m’a raconté un livre qu’elle a aussi glissé dans l’enveloppe. On aime bien, ça, s’échanger des livres. Elle dit, dans sa lettre, « Ce livre, il me rappelle « La Route » de Mc Carthy, il me fait penser à l’absurdité des hommes, à la fragilité de notre condition et à la persévérance que l’on peut avoir parfois, quand on n’a plus rien, que sa vie insensée. » Mon amie, parfois, elle est mélancolique... Elle aime bien ce genre de livres ; elle a besoin de lectures comme celle-là pour lui rappeler je ne sais quelles horreurs, toutes celles sûrement que les autres essayent de nier. Mais bref, je vais démoraliser un régiment si je me mets à évoquer les angoisses existentielles de mon amie.
Mon facteur, je l’aime bien. Parfois, il m’apporte des lettres, des vraies lettres, avec mon adresse écrite à la main, un joli timbre et dans l’enveloppe quelques phrases d’une amie qui me raconte ses vacances à la mer du Nord. Quand j’étais adolescente, des lettres pareilles, j’en recevais des paquets mais c’est parce qu’il n’y avait pas Internet et que j’avais des correspondants un peu partout sur la planète. C’était il y a longtemps et aujourd’hui, on doit se contenter du virtuel, de l’instantané… Les temps changent mais pas mon amie. Non, elle, elle aime le papier, les phrases qu’elle cherche à rendre jolies. Elle prend son bloc-notes et elle m’écrit les vagues qui se jettent au ras des dunes, les bateaux minuscules qui passent au loin et les enfants qui courent en maillot de bain sur le sable. Elle raconte les nuages, leurs formes étranges et le vent qui les emporte, les balades avec le chien aussi et les soirées pluvieuses passées à avaler des gaufres à la Chantilly avec son amoureux. Cette fois, elle m’a raconté un livre qu’elle a aussi glissé dans l’enveloppe. On aime bien, ça, s’échanger des livres. Elle dit, dans sa lettre, « Ce livre, il me rappelle « La Route » de Mc Carthy, il me fait penser à l’absurdité des hommes, à la fragilité de notre condition et à la persévérance que l’on peut avoir parfois, quand on n’a plus rien, que sa vie insensée. » Mon amie, parfois, elle est mélancolique... Elle aime bien ce genre de livres ; elle a besoin de lectures comme celle-là pour lui rappeler je ne sais quelles horreurs, toutes celles sûrement que les autres essayent de nier. Mais bref, je vais démoraliser un régiment si je me mets à évoquer les angoisses existentielles de mon amie.
Le livre donc, ce livre, que je vais exposer un peu, comme ça, sans notes, sans avoir fait des recherches à gauche et à droite sur Internet pour être sûre d’être dans le vrai. Jacqueline Harpman, je l’aime bien. Parfois, on s’obstine à chercher dans des ouvrages traduits, dans des romans étrangers de la bonne littérature. On fait ça pour se démarquer, pour être original mais moi, je reste persuadée que, quand on lit une traduction, on se contente d’une réplique. Et de la « bonne littérature », on en a, ici, en Belgique notamment. Évidemment, on ne peut pas changer les mentalités, les gens et leur manie d’aller chercher bien loin ce qu’ils ont à portée de main. Un collègue, à l’école, m’a dit qu’il avait rencontré Jacqueline Harpman un jour, au salon du livre de Bruxelles. Elle était toute seule, devant elle, pas de file fébrile. À côté, Amélie Nothomb et une centaine de personnes attendant une dédicace. Les gens parfois…
Pourquoi j’aime bien Harpman ? Parce que « Orlanda », parce que « En toute impunité » entre autres. Parce que l’âme de ses personnages. Parce que leur intelligence et leur côté monstrueusement humain. Parce que, aussi, surtout, la surprise de ses récits qui ne se ressemblent jamais.
Celui-ci, en quelques lignes : Quarante femmes sont enfermées dans une cave, surveillées constamment par trois gardiens armés de fouets. Pas question de se toucher, de courir, de parler trop fort, de pleurer ou de se cacher pour les moments intimes. Il s’est passé quelque chose, des années auparavant. Personne ne sait quoi, une catastrophe, ça, c’est certain. La narratrice, qui n’a pas de prénom, est la plus jeune. Elle a grandi au milieu de ces femmes arrachées à leur vie, à leurs familles et elle ne connaît rien du monde. Elle n’est pas comme les autres, pas vraiment humaine… Elle ne sait pas lire, ni écrire, n’a jamais entendu de musique, ni vu aucun nuage, elle peut à peine compter les battements de son cœur. Son cœur, qui devient une horloge… Là, le temps n’existe que par la fantaisie des gardes qui jouent avec les jours et les nuits dans la cave. Depuis tout ce temps, les prisonnières ont même renoncé à savoir si il y a d’autres survivants. Elles épluchent des légumes avec des couteaux qui ne coupent pas, cousent des robes avec leurs cheveux et dorment sur des matelas quand la lumière s’éteint. La couleur du ciel, celle des saisons, leurs enfants disparus, les souvenirs de leurs premiers amours, tout ça s’effacent peu à peu dans leur mémoire jusqu’au jour où une alarme retentit, faisant fuir les gardes. Les grilles sont restées ouvertes. Elles n’en croient pas leurs yeux. Elles quittent la cave et découvrent une région désertique. Commencent alors une longue marche et une quête, celle qui leur apportera peut-être une explication. Que s’est-il passé ? Et où est l’humanité ? Et des survivants, est-ce qu’il y en a ? Leur errance va durer des années et… et c’est à partir de ce moment que j’aimerais vous raconter l’histoire mais je ne peux pas. Forcément je ne peux pas.
Page 28 alors (et cette fois, la page 28 me contrarie quand c’est toutes les autres pages que j’aimerais que vous lisiez.)
- C’est vrai. Pauvre petite. Tu es toute seule. Elle avait l’air ému, ce qui calma un peu ma colère. Les femmes ne se montraient pas souvent gentilles avec moi. Je suppose qu’à cette époque elles m’en voulaient d’être là et d’être vivante, alors qu’elles ne savaient pas ce qu’il était advenu de leurs filles. Sans doute la terrible catastrophe où nous étions pouvait expliquer leur attitude : aucune ne se souciait jamais de moi, ne faisait un seul geste pour me rassurer. Mais peut-être n’était-il pas possible de me rassurer ? Ma propre mère n’était pas avec nous, nous ne savions rien de ce qui était arrivé aux autres, nous pensions qu’elles étaient toutes mortes. Ces temps-ci, j’ai fouillé dans mes souvenirs, il m’a semblé les voir qui se balançaient en gémissant, elles pleuraient, aucune de tournait les yeux vers moi qui grelottais de terreur et je les détestais. Cela m’a semblé injuste, et puis j’ai compris que, seule et terrifiée, la fureur était mon unique recours contre l’épouvante.
(Extrait de Jacqueline Harpman, « Moi qui n’ai pas connu les hommes »)
Un mot encore : ce récit peut être dérangeant. Un sentiment d’oppression, c’est ce qu’il peut provoquer, une angoisse aussi, à la limite du supportable. Jacqueline Harpman, psychanalyste de formation, ne manque pas une occasion de nous rappeler les limites de l’humanité ainsi que celles de la liberté. N’est pas forcément libre celui qui possède les clés des prisons, n’est pas forcément libre celui qui peut contempler le ciel.
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