Anne BRAGANCE, "Danseuse en rouge", Actes sud, 2005, collection Babel.
Il y a des livres dont il est difficile de parler. On les lit, sans compter les pages, on est captivé par le verbe et l'intrigue et c'est bien étonné que l'on arrive à la dernière page. Après, on le referme et si, par bonheur, on a l'occasion de parler littérature avec une connaissance, on réalise que, en fin de compte, on n'a pas grand chose à en dire alors on parle dautre chose.
Celui-ci, je l'ai lu cet après-midi. Il est très court: 169 pages. Collection Babel, j'aime bien: les livres sont souvent inattendus. J'ai un peu hésité avant de me décider à faire une petite chronique. Peut-être qu'il n'est pas à mettre entre toutes les mains. Quelles mains alors? Bonne question... celles, j'imagine, qui aiment à se tendre dans tous les sens, à cueillir des petits bouts de tout, pour le plaisir de s'agiter. Lire, c'est voyager, s'évader, changer d'univers...
Un petit univers alors aujourd'hui. Une vieille maison retapée par un couple aisé, un homme et une femme mariée depuis 20 ans. Un grand sportif sur le déclin, une femme dans l'ombre. 20 ans... C'est long parfois une vie à deux... Ces années qui se comptent et se gomment en nous faisant oublier ce qui nous avait réunis pour laisser place à "des silences qui parlent fort", ces instants de détresse à la recherche d'un "bonheur qu'on a à peine vu passer". Être là, autour d'une table, par la force de l'habitude et découvrir, impuissant,les affres de la jalousie, ces petites douleurs piquantes et capables de réveiller un cœur usé, éteint. En arriver à ne pas reconnaître l'autre, celui qui nous avait promis fidélité et assistance. "Se masturber les méninges" et avoir des idées de meurtre et attendre, attendre, jour après jour, celui qui revient toujours mais qui n'est jamais là, jamais vraiment. Écouter alors quand il parle de son autre. Se soumettre. Soumission de façade. Et confession. Ce roman n'est pas un roman. L'intrigue est dépouillée à l'extrême:
Trois personnages: une femme, dite "la groupie"; un mari, dit "le champion" et une maîtresse, dite "la danseuse". Trois récits qui se superposent et évoquent incessamment les mêmes souvenirs: le champion l'avait rencontrée vingt ans plus tôt. Nuit d'ivresse aussitôt oubliée et puis un soir, un reportage télévisé. La danseuse, qu'il n'a jamais pu effacée de ses souvenirs, en gros plan avec sa robe rouge et un besoin, bien humain, de courir après une jeunesse perdue. Des recherches, des lettres, des coups de téléphone et les retrouvailles. Des jeudis qui s'installent alors, des confessions, des détails rapportés à l'épouse bafouée et faussement consentante. Des points de vue, de longs moments de solitudes et cette frontière toujours si fragile entre l'amour et la haine.
Les chapitres, très courts, nous promènent entre les confessions des trois protagonistes qui apparaissent tantôt victimes, tantôt responsables des aléas de la vie, de ses pièges. 20 ans... C'est long quand on aime quand on n'aime plus quand on ne sait pas plus si on aime encore... Cette polyphonie confère au texte son intérêt, même si, il faut bien l'avouer, cela relève d'une tendance du roman moderne qui s'évertue à désorganiser la narration pour la rendre plurielle. Intéressant donc ces différents points de vue, sans être original. A qui incombe la faute en cas d'infidélité? Ici, c'est l'homme qui s'égare dans les bras d'une autre et l'épouse qui l'écoute donner maints détails. Elle tolère, elle a conscience de ces 20 années qui les séparent... 20 ans... A qui la faute?
La question est oratoire, forcément. C'est mieux qu'elle le soit, en littérature du moins... Peut-être qu'un jour, l'ethnocritique reprendra le cas de ce couple aisé pour analyser rigoureusement l'impact de la réussite sur la vie maritale en littérature à l'aube du XXIe siècle mais on n'en est pas là et on est loin aussi, de toute façon, du procès flaubertien. L'infidélité fait vendre. C'est un fait et Simone de Beauvoir, Marguerite Duras entre autres sont passées par là entre temps... Les infidèles, les amours interdits sont légions dans nos bibliothèques. Voilà, c'est ça: c'est pour cette raison-là que j'ai décidé de chroniquer malgré tout ce roman étrange: l'interdit fascine; il sert de muse aux écrivains depuis des siècles...
Ici, il s'expose comme une confession, moderne, mais qui fait penser, un peu, à... fin tragique, pensées meurtrières, voyeurisme... 400000 dollars à celui qui trouve!
Allez, page 28. Ah! non, 29: la 28 est trop courte.
Ces deux-là mentent. Ils vivent une histoire et ils s'en racontent une autre. Notez, on ne peut pas les en blâmer, la plupart des gens agissent de même. Parce que la vie qu'on s'imagine est la seule qui soit à peu près supportable, il est difficile de résister à l'envie de fabuler, de mettre du rouge aux joues de la réalité; à un moment ou un autre, chacun de nous succombe à cette tentation.
Je suis prête à parier qu'il ne connaît pas son vrai nom, et réciroquement. Elle a choisi de l'appeler Thibault, excusez-la du peu. Et pourquoi pas Ulysse, Enguerand ou Lancelot tant qu'elle y était? Un snobisme pareil pourrait donner à rire. Mais je n'ai aucune encie de rire, cette histoire à dormir debout me met en rogne.
Le soi-disant Thibault, je le connais, pensez, je l'ai épousé il y a plus de vingt ans...
(Extrait de Anne Bragance, "Danseuse en rouge")
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