vendredi 28 août 2009

Qui dort dîne




Qui dort dîne




Elle s’appelle Antonella et ça fait quarante-deux ans que ça dure. Elle est un peu folle mais personne n’en sait rien. Elle vit seule, dans un appartement au-dessus d’un bistrot aux vitres graisseuses. Chez elle, c’est étroit et vétuste mais ses talents de décoratrice ont fait des merveilles. Elle ne s’est jamais mariée parce que l’amour ne l’a jamais rencontrée. Ce sont des choses qui arrivent, elle se dit souvent, des vies sans amour. Elle n’est pas du genre à se plaindre pourtant. Des hommes, elle en a connu mais leur côté lubrique l’a toujours fait fuir. Les yeux de son oncle étaient lubriques. Elle le haïssait pour ça. Quand elle aidait sa mère à la cuisine, il surgissait sans prévenir et posait ses yeux sur elle puis sur les marmites et ses prunelles s’agrandissaient. Chaque fois, il s’invitait pour le dîner. Antonella, elle ne pouvait rien avaler. Un porc, cet homme ! À présent, il est mort et tout va bien.


Ce qu’elle aime par-dessus tout aujourd’hui, c’est cuisiner, préparer elle-même tout ce que les autres achètent préemballé au supermarché. Antonella, c’est la reine des pâtes feuilletées et des confitures faites maison. Quand elle le peut, elle prend plaisir à inviter ses amis à dîner. Elle apprécie beaucoup la compagnie des fins gourmets qui, comme elle, se régalent à petites bouchées de mets raffinés. Au village, certains seraient prêts à se damner pour goûter à ses carbonnades flamandes ou à ses flans au citron.


Elle est caissière chez Esso, Antonella. Service de nuit, depuis douze ans. Elle vend l’essence, des cigarettes et le Tiercé-magazine avec un sourire commercial qui fait la réputation de la station-service. Il y a aussi les cafés à emporter et les petits pains au chocolat qu’elle fait cuire derrière elle au petit matin, dans un grand four à air pulsé. Elle aime bien ; l’odeur, elle ne s’en lasse pas. Parfois, un client la drague gentiment, parfois un autre lui braque un peu la caisse. Ça ne la gêne pas trop, qu’on la drague et qu’on la braque – les temps sont durs au village et les femmes bien roulées assez rares - mais ce qu’elle déteste, mis à part les regards concupiscents, ce sont les gens qui ne se mouchent pas après avoir éternué et les enterrements par temps caniculaire. Elle n’a jamais pu s’y faire : les sécrétions nasales sur le menton ou dans le creux de la main, les robes noires, les bas nylon, la sueur du curé et la tarte aux abricots servie dans des assiettes en plastique, tout ça lui donne le tournis, à Antonella. Pourquoi ? Elle n’en sait rien. Le dégoût, comme l’amour, ça ne s’explique pas toujours.


Elle vient de terminer son service. Elle est restée un peu plus longtemps que d’habitude parce que l’employée de jour était en retard. Au village, quelqu’un est mort. Ça arrive souvent ; les gens ici sont vieux. Elle ne sait pas qui c’est. Des voitures sont garées devant le funérarium, au moins vingt. Elle reconnait des clients. Elle est bien élevée : elle veut présenter ses condoléances.


Un regard circulaire dans le hall noir de monde avant d’entrer. Elle cherche l’épicurien. Au village, tout le monde cherche l’épicurien mais personne n’a vraiment envie de le trouver. Il fait peur. C’est à cause de ses yeux. On dirait deux petits démons qui s’agitent autour d’un feu. Aux enterrements, toujours il est là, tapi dans un coin, un étrange rictus aux lèvres. On ne le voit jamais qu’aux funérailles, l’épicurien ; il vient pour la tarte qu’il mange comme un porc. Antonella le déteste, avec sa canne et sa barbe blanche. Il ressemble à Socrate. Il doit avoir mille ans. Si un jour, je devais tuer quelqu’un d’autre, ce serait lui, elle pense en donnant des poignées de mains. Des clients. Des vaguement anonymes. Ici, tout le monde se connait un peu. Dans quelques instants, la levée du corps, avant l’église, elle se dit en se frayant un chemin parmi les endimanchés. Elle le cherche, encore, du bout des yeux. Il doit être quelque part. Il est toujours là quand il y a un cercueil et un prêtre et, à force, la Bible, il la connait par cœur. Au village, il les enterre tous, les vieux, les jeunes, les pas si vieux que ça. Pour plaisanter, il dit souvent que c’est son métier, présenter des condoléances. Il dit, Vous y passerez tous et je mangerai la tarte aux abricots dans votre jardin sous votre tonnelle ! Après, il fait « Ah ! ah ! ah ! » et donne des coups de canne sur le bitume en se tenant les omoplates. Ça le fait rire, l’épicurien. Quel scandale ! Manger, boire, réciter la bible, il ne sait faire que ça. Les femmes, il a essayé mais il a dû renoncer à cause de ses défaillances. Les hommes aussi il a envisagé mais ça l’a dégoûté à force, alors il mange et se saoule, clame qu’il aurait dû naître artiste et qu’il mourra gras comme... comme un porc !


Devant l’entrée du salon mortuaire, elle aperçoit la veuve, une femme sans âge, plate et sèche, drapée d’une robe en nylon luisant. Antonella regarde ses jambes : elle porte des bas, en nylon aussi. Elle compte déjà s’éclipser discrètement parce que le défunt, elle le connaissait à peine. Il passait seulement à la station pour faire le plein. Il payait avec la carte. Jamais il ne rentrait. La veuve l’a vue, lui a souri tristement. Elle peut s’en aller.

Elle va s’en aller.

Un gémissement. Les têtes qui se retournent. C’est le fils, un géant de quarante-cinq ans. Le prêtre vient d’arriver alors il craque et sanglote, plié en deux sur la machine à café. Le silence et ses murmures, et puis les gerbes emmenées vers le corbillard avec des « Pardon, excusez-moi » chuchotés dans la torpeur. Dehors, un attroupement. Encore des endimanchés, sortis fumer des cigarettes.


Agitation dans le hall. Elle veut s’en aller. Elle passait seulement après le travail témoigner son soutien à la famille, à des clients qui connaissait Henry. Henry, c’est le défunt. À présent, elle sait qui c’est et elle est un peu triste, pas tant que ça. Il sourit sur la photo. Elle la voit, posée sur le cercueil. On ne voit que ça, le cercueil et la photo qui rigole. La veuve aussi, qui pleure dans un mouchoir.


Le prêtre bouscule Antonella. Il sent la transpiration, ne s’excuse pas. Elle ne croit pas en Dieu. Elle a idée de l’insulter mais elle s’abstient. Bruits de pas qui reculent sur le marbre noir. Laisser passer le saint homme. Autour d’elle, des chuchotis qui expliquent : pas d’église, pas de messe, un jour de plus aurait été insupportable, une absoute vite faite au funérarium.

Il fait chaud. Bien trop chaud. Et il y a cette odeur…

Elle a encore le temps de traverser le petit hall, présenter des condoléances embarrassées à la veuve plate et quitter cette fournaise. Les gens suffoquent, s’épongent le visage. Elle y va, coupe la parole au curé… La femme tressaille, la remercie en s’agrippant à ses épaules, Merci merci mais il ne fallait pas. Il détestait les fleurs... Il y en a bien trop. Antonella est confuse, honteuse : des fleurs, elle n’en a pas apporté. Un autre silence, des silhouettes qui avancent, des têtes qui se redressent et la veuve qui replonge son visage dans son mouchoir en marmonnant, Vous avez bien fait de venir aujourd’hui. Hier, ça sentait tellement que l’employée a voulu nous évacuer. Vous imaginez ? Une évacuation ! C’est à cause des transfusions, vous comprenez… L’odeur est immonde avec les transfusés et il y a cette chaleur… On ne soude plus les cercueils comme autrefois, c’est interdit. C’est pour ça qu’on l’enterre maintenant. Tout de suite. Vous vous souvenez comme il sentait bon ?... Vous aimez la tarte ? Oui, c’est ce qu’Antonella répond sans savoir à quoi elle répond exactement. Après, la veuve l’attrape par le bras et l’entraîne dans la petite salle ouverte et encaissée entre les deux salons funèbres. Henry ne voulait pas de messe de toute façon. Le bon Dieu l’accueillerait tout aussi bien ici. Deux croque-morts déplacent le cercueil. Les roues du charriot grincent.

Silence.


C’est joli, se dit Antonella, on se croirait à l’église. Elle n’aime pas les églises mais c’est joli quand même. Il y a des chandeliers dorés et des anges suspendus aux murs de brique, des coupes en or aussi et puis un bouquet de fleurs de chaque côté de l’autel en acajou. Du vrai acajou. On est mieux ici qu’à l’église, fait Antonella en donnant une tape amicale sur l’épaule de la veuve qui se lamente quand le curé, les mains posées sur le pupitre, dit de sa voix caverneuse et solennelle, Le Seigneur a décidé de reprendre celui à qui il avait donné un jour la vie… Vous qui l’avez connu, souvenez-vous… Le Seigneur est mon berger… Il était votre bonheur… L’évangile selon Saint Luc… Heureux, vous qui avez faim maintenant, car vous aurez de la nourriture en abondance… Gloire à toi Seigneur Jésus…


Derrière, dans le hall transformé en chapelle, des reniflements, un enfant qui gémit, quelques soupirs. Il fait chaud. L’employée a fermé la porte sur la route pétaradante. Tout le monde est debout, sauf la veuve. Sa tête est penchée vers le cercueil, un petit geste de désespoir mêlé de résignation. Antonella trouve que c’est petit, un cercueil. Elle se demande comment le défunt y tient.


Elle s’ennuie déjà. Le prêtre transpire, s’éponge le front, chante et parle du Seigneur. Une histoire quand il était petit. Elle ne comprend pas. Elle ne savait même pas que Jésus avait été petit. Puis elle se souvient qu’on l’avait mis dans une crèche. Elle se trouve bête. Elle l’est, un peu, mais elle ne s’en soucie pas trop. Elle a envie de rentrer, faire des confitures à la fraise et dormir toute l’après-midi. Un coup d’œil vers la rangée de droite. L’épicurien est là. Forcément. Il s’est assis. Quel toupet ! Il se masse le ventre avec la main gauche. Il a faim. Tout le temps. Comme son oncle… C’est indécent. Sa main droite caresse la canne de haut en bas. Un scandale ! Tout le monde le regarde en coin. Personne ne caresse une canne comme lui. Antonella a envie de le gifler ; il le mériterait. Quand il éternue, elle se fige, agrippe ses deux démons avec ses prunelles. Il la toise en s’essuyant le nez du revers de la main. C’en est trop ! Elle se lève pour aller prendre l’air. Dans la rue, une voiture jaune citron promène une vieille chanson et disparait au carrefour. Un avion silencieux rampe dans le ciel bleu. La voix du curé assourdie puis expectorée sur la chaussée. Antonella se retourne et voit la porte en verre se refermer. L’épicurien. Il est là, dehors. Ses yeux. Elle ne voit que ses yeux aveuglés de soleil et elle pense, Il a faim ; je voudrais qu’on l’enterre. Il s’avance. Elle recule. Il dit, J’ai faim. Elle répond qu’il fait chaud. Il avance encore. Un pas et puis un autre. Sa respiration… grasse et insistante.

Elle a cinq ans ; c’est le diable qui s’approche.

Du temps qui passe. Plusieurs minutes. Des heures on dirait.

Le vent levé, timide. Au coin de la rue, l’épicière lève son volet et se signe. Le cortège, déjà, se met en branle. Antonella ne les a pas entendus sortir du funérarium. Il y avait l’épicurien, et le silence. Ses yeux aussi. Elle avait peur alors elle n’entendait plus rien. Elle s’imaginait les crever et partir en courant.


Marche funèbre, pas qui résonnent sur l’asphalte, circulation arrêtée et le temps, encore lui, pressé d’en finir avec cet enterrement et emmenant Antonella, bien malgré elle, chez la veuve plate. Tonnelle. Soleil. Chaises de jardin. Rayon de soleil vertical. Assiettes en plastique et tartes aux abricots.


Elle aimerait rentrer. Elle ne peut pas. La veuve l’appelle à l’aide, Antonella, ma chère, vous pourriez découper la tarte ? Elle dit, Oui bien sûr et s’exécute à la table de la cuisine en évitant du regard le ballet des silhouettes à la mine de moins en moins navrée. Plus rien ne peut arriver : Henry est sous terre et rira jusqu’à la fin des temps. Des vestes tombent, des cravates se dénouent. Il est tôt, même pas 11 heures mais les silhouettes ont faim et soif, surtout soif. La bière coule, se mêle au vin, et aux émotions. La veuve rit à gorge déployée dans le jardin. Le vin et ses vertus… Nouveau fou rire, tonitruant. Antonella entend et se crispe. Dans sa main, le couteau. Portions de tartes happées par des gens débraillés aussitôt aspirés par l’été. On est mieux au jardin, ils clament sans dire merci. Toute la misère du monde, elle se dit en avalant quelques gorgées d’un vin tiédi. Les gens meurent pour nous aider à oublier toute la misère du monde. Encore quelques gorgées. Il y a des gens qui meurent de faim mais ils se goinfrent de tarte aux abricots !


Surgi des toilettes adjacentes à la vaste cuisine en chêne clair, l’épicurien se dirige vers les présentoirs à tartes, vers Antonella. Il boîte. Sa canne l’aide à peine. Ses yeux… elle se cramponne à ses yeux. Pour les faire disparaître. Il fait chaud. Il avance. Sans détourner ses démons.


Il fait chaud, tellement chaud. Il n’est même pas midi. Il progresse. Ses yeux. Le couteau. Les rires de la veuve. La tarte. Le couteau. Ses yeux ses yeux ses yeux. Plus rien ne peut arriver. Henry est dans le caveau. Les malheurs sont bagatelles aujourd’hui. Des malheurs, elle en a eu son lot, Antonella. C’était il y a longtemps tellement longtemps qu’elle n’en parle jamais, qu’elle a oublié, qu’il ne sert à rien de raviver les souvenirs. Oublié, elle avait oublié…


Oublié ces yeux-là. Les yeux gourmands.


Sur une portion de tarte ramollie, il pose sa main. Il dit, J’ai faim.
J’ai peur, je suis dégoûtée, elle dit, bredouille en pressant le couteau.
On doit tous y passer. C’est comme ça. Il ne faut pas avoir peur, mon petit, il fait en donnant un léger coup de canne sur le carrelage. Je voudrais manger.
Hier soir, je n’ai pas dîné.
Je ne suis pas votre petit, elle crie en levant le couteau bien haut.


Silence et chaleur. Le jardin semble bien loin. Antonella n’entend plus. Même les rires de la veuve se sont estompés, brouillés par la magie de ce vin qui s’insinue dans ses veines.


Heureux êtes-vous si les hommes vous haïssent, s’ils vous rejettent, vous insultent et disent du mal de vous… Réjouissez-vous quand cela arrivera et sautez de joie, car une grande récompense vous attend dans le ciel, il murmure en s’effondrant. J’ai faim, il ajoute.



******

- Qui dort dîne, elle dit au policier qui lui passe les menottes dans le salon décoré de plantes et de vases de Chine.


- Vous pouvez répéter, madame ?
- Qui dort dîne.
- ???
- Il avait faim. Ce porc avait tout le temps faim.
- Il ne dort pas ; vous l’avez tué. Vous êtes en état d’arrestation…

Dans les rues ensommeillées du village, une voiture de police promène Antonella puis disparait à un carrefour. Chaleur, torpeur et silence. Antonella, personne ne l’a jamais revue. Les gens se sont interrogés un temps sur son passé sans jamais avoir d’explication. Ils ont cherché l’existence de cet oncle, mort dans d’étranges circonstances puis ils ont oublié. D’autres malheurs sont venus. Il en vient toujours. On raconte qu’elle a été libérée quelques années plus tard pour conduite exemplaire.


Au cimetière, il y a une tombe que personne n’a jamais entretenue, celle de l’épicurien. Sur la pierre, une canne en marbre ébréché et une inscription taguée sauvagement « La gourmandise est un vilain défaut ».



Maddy (pour Alain qui n'en voulait pas, un soir de juin)

2 commentaires:

  1. Tu as offert de la tarte a John-Alan? il n'en n'a pas voulu? bien fait pour ta fraise! cet homme est mien!

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  2. Merci: je vais vraiment avoir de souffrir d'une forme de "schizophrénie" maintenant. :)

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