mardi 1 septembre 2009

Raison et sentiments


Jane Austen, « Raison et sentiments », 10/18.


Je l’ai déjà dit : les chroniques de romans, je n’aime pas trop ça, surtout sur Internet car, face à un écran, je préfère me poser en mode « pilotage automatique » : plus c’est « ampoulé et syntaxiquement travaillé » et plus vite je clique. Pourtant j’adore lire de la belle littérature. Je dois être déjà trop vieille pour m’y faire et je plains les générations futures qui, sûrement, ne connaîtront pas le plaisir du papier, celui de tourner les pages, d’annoter, d’entourer.

Aux chroniques de livres, je préfère de loin le bavardage avec une de mes amies, son émotion, ses yeux qui s’agrandissent quand elle me parle d’un livre. Elle s’appelle MC et elle n’a pas son pareil pour discourir sur un livre qui lui a plu, ou sur un film, un tableau ou – ça arrive – une petite brise qui l’avait surprise sur sa terrasse. J’ai de la chance, oui, de l’avoir pour amie. Le dernier livre qu’elle m’a apporté, c’est « Raison et sentiments ».


J’avais déjà lu Jane Austen mais jamais intégralement, seulement des extraits au cours d’anglais ou de longs passages qu’on devait traduire à la maison. Mais tout ça remonte à loin, j’avais 17 ans et les données ont changé. À cette époque, je n’étais pas capable de saisir la beauté du style, l’ironie, celle des petites descriptions ou, surtout, le côté franchement comique de certains passages. Depuis, j’ai beaucoup lu, un peu appris et je sais, je comprends à quel point les romans de Jane Austen ont dû être novateurs.


On dit qu’elle a servi de charnière entre les romans sentimentaux et les romans réalistes. On dit aussi qu’elle a permis au mouvement féministe de faire ses premiers balbutiements. Il ne faut pas oublier le contexte : on est à cheval entre le XVIIIe et le IXe siècle, on se frotte à la gentry anglaise, dans la bonne société, celle qui se targue de bonnes manières et de savoir. On passe sa vie à recevoir, à se faire inviter d’un cottage à l’autre, on aime les fastes et tout ce qui se montre. On aime par-dessus tout la politesse et l’argent, l’argent d’ailleurs, toujours lui. Dans l’univers dépeint par Austen, on se pique souvent d’élégance pour aller prendre le thé chez un cousin éloigné, on tire un grand plaisir à recevoir des nouvelles d’un obscur cousin, les jeunes filles s’évanouissent quand le cœur s’emballe, les femmes ont toujours un flacon de sel à portée de main et il y a toujours une vieille dame fortunée dont l’occupation première est de tenter de marier la jeunesse. Forcément, il y a des soupirants réclamant des boucles de cheveux, des promesses d’engagements tenues secrètes, des lettres enflammées qui répandent des rumeurs et d’interminables après-midi pluvieuses où il n’y a rien à faire si ce n’est de se préoccuper de ces rumeurs. Quand elles apprennent des mauvaises nouvelles, les filles de bonnes familles succombent à des maladies nerveuses qui les obligent à garder le lit et elles se tordent les mains dans des crises d’indignation en criant « Seigneur Dieu ! Est-ce possible ? » Mais heureusement, la vie est pleine de surprises : pas une semaine ne se passe sans que l’on projette une promenade au clair de lune ou qu’un gentleman ne se précipite pour sauver une demoiselle en détresse. Et puis, dans les campagnes anglaises parsemées de charmants cottages enviés par toute la bonne société, les distractions sont nombreuses car chaque famille rivalise par le nombre d’invitations lancées ; et c’est là qu’intervient tout le charme -le charme premier, celui auquel j’ai d’abord été sensible – de Jane Austen parce que les gentlemen, quand ils invitent, c’est toujours avec emphase et cela ponctue le texte d’autant de « Venez maintenant, je vous en prie, je déclare que vous viendrez ».

Mais il y a tant à dire sur les romans de l’incroyable Jane Austen. Vous savez qu’elle est morte, à 41 ans, sans s’être jamais mariée ? Elle avait six frères et une sœur à qui elle lisait ses manuscrits le soir au coin du feu afin de vérifier l’effet produit par son style. Son style, justement ! il a l’air si dépouillé alors qu’à bien y regarder, c’est impossible de ne pas se rendre compte du travail minutieux qu’il recèle ; mais ce n’est pas là la seule qualité de ses textes : il y a dans les pages cette voix narrative qui nous accompagne comme pour nous aider à nous lier à ces personnages ou à se moquer d’eux.



L’histoire en quelques mots :


Quand Mr Dashwood vient à mourir, sa femme et ses trois filles, Elinor, la raisonnable, Marianne, la passionnée et Margaret, l’effacée, sont contraintes de déménager à la campagne où elles trouvent en location un charmant cottage. En effet, le fils de Mr Dashwood, né d’un premier mariage a hérité de la maison familiale et son infâme épouse refuse de venir en aide aux infortunées. Heureusement, les amis sur lesquels elles peuvent compter se manifestent rapidement et puis, il est à supposer que bientôt, les filles Dashwwod trouveront bientôt chacune un gentleman qui leur apportera amour et aisance financière. Elinor, elle, éprouve un noble sentiment pour le frère de sa belle-sœur, Edward Ferrars, tandis que Marianne fait la connaissance du séduisant Willoughby qui semble tout à fait disposé à lui demander sa main. Tout pourrait s’arrêter là si on n’était pas dans un roman de Jane Austen, une de ces histoires tragique-comique dont se régalait l’impitoyable Gentry anglaise. Ainsi peuvent sévir au fil des pages les rumeurs infamantes, les coups bas et autres persiflages déshonorants mais aussi les trahisons impardonnables et les destinées brisées, les larmes aussi ou les moqueries lancées avec éloquence et retenue. Chez Jane Austen, jamais on ne se formalise ouvertement ni n’affiche une colère trop sévère, on préfère répondre par des « En vérité, madame, vous vous trompez et maintenant j’ai hâte d’en finir et de partir » et puis sortir avec précipitation, ou s’évanouir sur un sofa avec une main sur le cœur ou même, en dernier recours, se ruer sur son secrétaire pour écrire dans une longue lettre tout son chagrin ou toute sa rancune.


Mais en voilà assez, j’écris, j’écris alors que Jane Austen l’a fait bien mieux que moi.

Page 28


De ce chef, par conséquent, elle n’avait pas à s’opposer à l’intention que manifestait sa mère de se retirer dans le Devonshire. Et la maison, de plus, telle que la décrivait sir John, était d’une telle simplicité, avec son modeste verger, qu’aucune objection ne se présentait de ce côté.
En conséquence, quoique ce plan ne la charmât pas autrement, quoique l’éloignement de Norland fût cependant bien pus grand qu’elle ne l’aurait souhaité, elle ne fit rien pour dissuader sa mère d’envoyer sa lettre d’acceptation.
*
La lettre ne fut pas plus tôt partie que Mrs Dashwood se donna le plaisir d’annoncer à son beau-fils et à sa femme qu’elle avait trouvé une maison et qu’elle ne les gênerait pas au-delà du temps qui serait nécessaire à son installation. Ils furent surpris. Mrs John Dashwood ne dit rien, mais son mari exprima poliment l’espoir qu’elles ne se trouveraient pas trop loin de Norland. Elle éprouva une grande satisfaction en répliquant qu’elle allait dans le devonshire. Edward se tourna brusquement vers elle en entendant ces mots et d’un ton où se mêlaient la surprise et la douleur, et qui ne la surprit pas, répéta :
- Le Devonshire ? Allez-vous vraiment là-bas ? Si loin d’ici et dans quel endroit ?
Elle expliqua la situation : à quatre milles au moins d’Exeter.
- C’est un simple cottage, continua-t-elle, mais j’espère que je pourrai y accueillir beaucoup d’amis. On pourra facilement ajouter une ou deux pièces, et, si mes amis n’éprouvent pas de difficultés à faire un si long voyage pour venir me voir, je suis sûre que je n’en aurai aucune pour les recevoir.


(Extrait de Jane Austen, « Raison et sentiments », traduit par Jean Privat)

4 commentaires:

  1. Bon, pourquoi le message est bleu, je ne sais pas, pourquoi la taille des polices est au moins de 48, aucune idée. Je vais attendre le service technique...

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  2. Bonsoir Maddy,
    J'aime vraiment bien lire vos articles, sincèrement. C'est fluide, compréhensif. Bref, je m'instruis de façon agréable. Je suis incapable de parler d'un livre.
    J'ignore si vous avez publié un ouvrage. Si c'est le cas, je le lirai.
    Bien à vous,
    Roland
    (Je viens seulement de découvrir la rubrique des commentaires.)

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  3. Merci, c'est gentil, surtout que je pensais être également incapable de parler d'un livre: vous me rassurez! :)

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  4. Au fait, ça devrait être bientôt le cas... Merci. :)

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