vendredi 11 septembre 2009

De pierre et de cendre


Linda NEWBERY, « De pierre et de cendre », Phébus, 2008, Le Livre de poche.

Je ne sais pas vous, mais moi, certains jours, j’aimerais pouvoir remonter le temps avec une machine, le débarrasser de tout ce qui nous encombre parfois, tout ce qui est bruyant, urgent, stressant : les voitures, les avions, les horaires, les factures, les supermarchés et les embouteillages. D’un coup de baguette magique, je ferais aussi disparaître ce réverbère électrique braqué vers la fenêtre de ma chambre, cet avion qui décolle chaque nuit à 00h32, la télévision qui ne se tait jamais, la radio du voisin, celle de mon fils et, tant que j’y suis, le journal télévisé qui nous rappelle chaque jour à quel point la vie s’agite, tourbillonne et se meurt autour de nous sans que l’on ne puisse rien y faire.


Là où ma machine m’aurait déposée, les nouvelles arriveraient par voie postale ou par le biais d’un charmant cavalier arrivé au grand galop. Il aurait un message écrit pour moi dans sa main gantée, attendrait ma réponse et s’en repartirait en martelant la cour de coups de sabots. Les avions n’auraient pas encore été inventés, ni la télévision. Bien sûr, des calamités auraient lieu mais tellement loin du domaine où je me serais installée que j’en garderais une certaine indifférence. Seul mon petit univers m’intéresserait. La vie serait plus facile, sûrement…


Mais tout cela n’est pas possible, je le sais bien… sauf avec un livre sous les yeux. Avec les yeux dans un livre, tout est permis ; tout le monde sait ça. Mais… puisque le temps, je ne peux pas le remonter, il me reste les livres et leurs pages à tourner. Juste lire et se dire, pendant quelques centaines de pages, que rien de tout ce qui nous malmène et nous oppresse n’existe, que les seuls bruits perceptibles sont ceux de l’eau qui s’agite sur le lac ou les murmures des vents quand ils se rencontrent. Des vents, il y en aurait forcément. Ma maison s’appellerait Fourwinds, les Quatre vents. Ses proportions seraient remarquables et sa décoration incroyablement belle. Fascinante, ma maison, elle le serait et mes visiteurs ne tariraient pas d’éloge. Pour dire la vérité, ce ne serait pas vraiment ma maison, mais celle d’un riche propriétaire qui m’aurait choisie comme gouvernante pour ses deux filles, deux demoiselles très bien de leur personne à qui j’enseignerais des notions de français et de maintien.


Que la vie serait belle, là-bas, dans les campagnes anglaises du XIXe siècle sans toutes les agressions de notre existence moderne. Les soirées seraient douces et égayées de rayons de lune, on ferait des promenades à cheval, on s’accorderait de longs bavardages à l’ombre d’un if et autour d’un cake. L’épouse de mon employeur disparue tragiquement quelques temps plus tôt, j’aurais à charge de faire tourner la maison et me réjouirais d’accueillir ce jeune artiste peintre engagé pour distraire mes protégées. Il serait très curieux, moi très secrète, au début....


À nous deux, on en aurait des choses à se raconter ! Nos deux natures curieuses ne pourraient s’empêcher de fouiller dans le passé de cette famille respectable. Que pourrions-nous faire d’autre, si loin du reste du monde ? Notre monde, ce serait Fourwinds et ses trois statues dressées aux quatre coins de la maison. Trois statues. Trois vents. Il en manquerait une. Un mystère à élucider : un sculpteur évanoui dans la nature avec le vent d’Ouest, une des filles revenue d’une longue convalescence, l’autre souffrant de somnambulisme, des domestiques trop bavards, une ancienne gouvernante affublée d’un enfant qui ressemblerait étrangement à…


Bref, il s’en passerait des choses… assez pour écrire un roman à l’ancienne, un de ces romans forts en émotions. On y mettrait de l’obsession aussi, de la trahison, l’ombre d’un doute et celle d’un interdit transgressé et le vent, sans cesse, soufflerait pour balayer les cendres à défaut de pouvoir emporter la pierre. Inspiré d’un grand classique oui mais qu’importe si la machine à remonter le temps fonctionne ! Au XIXe siècle, dans le Sussex, on y est et on veut savoir. On devine mais on veut être sûrs.


Je regarde l’heure sur l’horloge digitale de mon four à air pulsé. 21h32. Le temps presse. Je vous copie-colle la quatrième de couverture :

Lorsqu’un soir brumeux de 1898, le jeune artiste Samuel Godwin pousse les grilles de la propriété de Fourwinds, il est immédiatement envoûté. Engagé pour enseigner l’art aux deux jeunes filles de Mr Farrow, il ignore encore que cette luxueuse demeure sera pour lui le décor de ses plus belles peintures.
Intrigué par la personnalité ombrageuse du maître des lieux, séduit par ses filles, Marianne et Juliana, désarçonné par Charlotte Agnew, leur gouvernante et dame de compagnie, le peintre comprend vite que le raffinement du décor et des personnages dissimule les plus sombres mystères et que le vent souffle pour mieux balayer les cendres d’un passé pour le moins scandaleux et les secrets abrités par les pierres.

Page 28 parc : Samuel Godwin, le jeune peintre, vient d’arriver à Fourwinds. Miss Agnew lui parle des deux demoiselles dont il aura à s’occuper. À noter que ces deux personnages se partagent alternativement la narration, ce qui permet de varier les points de vue.

- Je suis ravi de vous rencontrer, Miss Agnew. Non, je ne suis pas du tout fatigué. J’ai eu envie de marcher. La nuit est si belle ! Mais je suis confus de déranger votre maisonnée aussi tard.
Samuel Godwin n’était certainement pas le personnage extravagant imaginé par Marianne, cependant il était agréable et doté d’excellentes manières. Juliana ne l’avait pas encore vu, mais je notais qu’il avait d’ores et déjà produit une bonne impression sur sa jeune sœur. Je m’informai de ses bagages et fis venir Mrs Reynolds en la priant de servir un souper au jeune homme, puis d’aller chercher Juliana dans sa chambre. Marianne, entre-temps, ne l’avait pas quitté des yeux. Elle l’avait même dévisagé d’un air fasciné. Quand elle se tourna vers moi, je pensai : « Elle ne jure déjà que par lui. Alors qu’elle ne le connait que depuis cinq ou dix minutes. Impulsive nature ! »
Mr Godwin nous fournit des explications détaillées sur les circonstances qui étaient à l’origine de son retard, puis il s’excusa de nouveau, et je l’assurai que cela n’était pas grave le moins du monde. Nous étions heureuses qu’il soit arrivé sain et sauf…

(Extrait de Linda Newbery, « De pierre et de cendre », traduit par Joseph Antoine)

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