vendredi 25 septembre 2009

L'homme qui valait 35 milliards


Nicolas ANCION, "L'Homme qui valait 35 milliards", Luc Pire, 2009.


Aujourd’hui, mon fils aîné avait une composition à rédiger pour le cours de français. Il devait évoquer son « autobiographie de lecteur », autrement dit, écrire en deux pages tous ses souvenirs liés à la lecture. Il m’a demandé : « Je peux parler des livres dont je suis sûr de me souvenir longtemps, évoquer mes futurs souvenirs ? » J’ai dit oui, très bonne idée ! pace que les livres, c’est un peu comme les gens : il y en a qui nous marquent et qu’on garde en nous longtemps et même, il y en a qu’on n’oubliera jamais.


Celui-ci, je le sais, je ne suis pas prête à l’oublier. Je vous explique ? Ok, lisez-moi juste cette phrase :


« Ce qui m'intéresse, moi, c'est de savoir combien vous valez, vous, dans ce monde-ci. Vous et rien que vous. Ça m'intéresse de savoir à combien exactement vous vous estimez. »


Je pourrais m’arrêter là : ces derniers jours, je suis débordée, ça m’arrangerait bien et, franchement, cette phrase, à elle toute seule, elle donne envie d’ouvrir le livre, pas vrai ? Je l’ai donc ouvert et lu… Et je peux vous assurer que ce serait vraiment dommage de ne pas en parler plus longuement.

Ça vous gêne si on fait la causette sans tralala ? Que vous n’ayez pas l’impression de lire une chronique de roman mais qu’on fasse plutôt comme si vous étiez en face de moi et qu’on papotait, là, maintenant, en fin de journée… Parler d’un livre autour d’un décaféiné, oublier le train-train, le boulot, la crise… La crise, justement, il en est beaucoup question dans ce roman, pas cette crise récente, dont - paraît-il - on est sortis récemment, mais l’autre, la vraie, la sournoise, celle qui s’insinue depuis quelques années maintenant dans la société moderne, celle contre laquelle nous, petites gens, on ne peut rien. La crise due au capitalisme donc, celle qui donne le droit aux grosses fortunes de racheter les usines, les entreprises pour mieux les casser par la suite, celle qui donne à quelques magnats de la finance des airs de bon dieu et qui, un jour, fait écrire dans les romans « Une merde encore plus terrible, qu’on n’aurait jamais dû engendrer. Tu te rends compte du pouvoir que tu as ? Tu es un des quelques gars qui, à eux seuls, peuvent changer le cours des choses pour des milliers de personnes. Dans un monde où tout se mesure en argent, ta fortune, c’est un pouvoir divin » (p.122)

La crise donc… et encore, tout le long du livre et pourtant, à aucun moment de l’histoire ne transparait un réel sentiment de morosité. Comment c’est possible ? Ah ! ça… n’est pas écrivain confirmé qui veut… Comment peut-on aborder un thème aussi pénible et démoralisant avec légèreté et profondeur à la fois, avec simplicité et cynisme (je n’aime pas ce mot, j’en cherche un autre) ? Peut-être, sûrement, parce qu’on y met de la rage et de l’amour en même temps. L’histoire se passe à Liège et, on le sent bien, l’auteur nous livre quelques petits pincements au cœur quand il nous raconte l’histoire de Richard, un artiste liégeois sur le déclin. Ému par le cas de ce pauvre Octavio qui perd son emploi dans les hauts-fourneaux, il décide de kidnapper Lakshmi Mittal, une des quatre plus grandes fortunes mondiales, et de lui faire vivre d’improbables péripéties. Il embarque dans son périple une équipe encore plus improbable : équipe de télévision (et là, je ris en me souvenant de certains passages !), comédiens-kidnappeurs… Et là, franchement, ce serait dommage que vous passiez à côté de ces aventures complètement « surréalistes ». Dans la masse de livres sortis à l’occasion de la rentrée littéraire, c’est sûrement le plus étonnant.

Donc il est complètement inattendu (un bon point déjà). Il va aussi un peu à l'encontre de tous ces romans portés aux nues par les critiques littéraires (et là, je dis : bien joué !)si , tous ces livres et ces auteurs qui se vendent bien (parce qu’il écrive toujours la même chose ? …). Il est drôle aussi, émouvant, triste, engagé et résigné par moments, bien construit, intelligent (un livre intelligent, ça existe!) Intelligent parce qu'il soulève tant de questions, parce qu’il n’a pas la prétention d’apporter des réponses (quoique…), parce qu'il a l'audace d'être optimiste et désabusé à la fois, qu’il dénonce et humanise un peu la société capitaliste (Mittal, on finit presque par le plaindre…), intelligent aussi parce qu'il parvient à nous lier à une foule de personnages, des anonymes que l'on pourrait croiser, en quelques lignes, quelques pages. Mais que de portraits attachants dans ces récits enchâssés, dans ces fragments d’existence qui finissent par se croiser! Que de passages j’ai dû relire parce que waw !


Et puis il y a la ville de Liège, que je connais bien, formidablement mise en scène. D’ailleurs, on ne lit pas quand on est dans "L'homme qui valait 35 milliards": on se promène, on oublie le papier et les pages tournées. C'est magique, toutes ces descriptions discrètes et tellement poétiques à la fois, elles m'ont ravie! Et puis surtout, il y a l'histoire: il fallait une certaine audace et une incroyable imagination pour y penser. Je ne vais pas répéter ce qui a déjà été dit sur ce livre (les critiques commencent à pleuvoir un peu partout), juste vous dire qu'on a là un tout bon roman, un roman différent de ce qui existe déjà et puis quel talent pour l'écriture! Bon sang quel talent il a, ce Nicolas Ancion!


Un gros coup de cœur (je me répète) pour les portraits de ces « anonymes » qui ponctuent le texte. (Un coup de cœur et presqu’une larme à l’œil).
Page 28 ? Pour quoi faire ? Quelques auteurs, vous le savez bien, sont « hors concours », n’ont pas besoin du test de la page 28

Pages 24-25 donc. (C’est un de ces récits enchâssés qui, à eux seuls, pourraient former une histoire. Mais attention, on garde en tête que le style de ces digressions est tout à fait différent du reste du texte. Le reste est franchement drôle et savoureux ! J’ai choisi cet extrait pour la beauté du texte, sa poésie et cette vérité souvent pesante qu’il charrie.)

Tu habites le quartier le plus laid du monde, tu te le dis souvent, tu te le disais déjà le jour où tu as emménagé avec ta femme mais tu croyais que c’était provisoire, que tu trouverais mieux bien vite, puis tu as emprunté pour le lave-vaisselle, le micro-ondes, la télé couleur puis la télécommande puis la télé géante, puis celle à écran plat, sans parler du home-cinéma et de l’abonnement à la télé câblée. Chaque objet que tu rajoutais dans ta maison était un barreau de plus que tu scellais pour te garder prisonnier de cette rue ouvrière, murs de brique brune, façades répétées jusqu’à l’horizon, jardinets sous anti-dépresseurs avec vue sur le jardinet du voisin. C’est ton coin de paradis, droit sorti de l’enfer que tu ne quittes même plus dès que tu rentres chez toi. Il pleut presque tout le temps et quand le soleil revient, c’est la poussière de la cokerie ou de l’aciérie qui poudroie tes n mètres carrés de jardin. Tu as déjà pensé à te jeter dans la Meuse mais tu as des enfants et puis tu l’aimes ce fleuve, il t’apaise, tu le regardes glisser, immobile au pied des lourdes industries et tu te calmes, tu es une péniche, tu es un remorqueur, un bateau à fond plat qui descend vers la Hollande ou le canal Albert, tu rêves de bateau, de maison sans attache, allant de pont en pont, sur les longs fleuves d’Europe, rejoindre l’Italie, voir enfin le village ou le peu qu’il en reste, regarder le linge qui sèche, suspendu entre le bastingage et le petit bout de mât, siffler entre tes dents, écouter le temps qui passe et s’en va vers la mer. Tu rêves, tu rêves encore. Tu rêves toujours en allant au boulot, tu voudrais t’échapper mais tu ne le peux pas. Tu as déjà du mal à t’en sortir en bossant toute l’année ; si jamais tu t’arrêtes, tu es mort. Tu ranges ta voiture sur le parking et tu sors en traînant
les pieds.

(Extrait de Nicolas Ancion, « L’homme qui valait 35 milliards »)

3 commentaires:

  1. Je l'ouvre à l'instant. Merci. Muriel

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  2. Très belle critique. J'envoie le lien à Nicolas Ancion, je suis sûr qu'il la lira avec plaisir (et même un peu de vanité), si ce n'est déjà fait!

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