samedi 12 septembre 2009

Abracadabra Martha!


Abracadabra, Martha !


Il fait chaud. Trop. Incapable de se concentrer, Martha lutte, se force et se crispe, s’obstine dans ce combat qu’elle sait perdu d’avance, puisqu’un rien lui suffit pour…


Assise à son bureau, Martha martelait avec rage les touches de son clavier en jetant, toutes les dix secondes, un œil noir à l’horloge arrogante campée au-dessus de la porte d’entrée. 17h20 ? Elle aurait dû avoir terminé sa journée depuis une heure pourtant elle était loin, très loin d’en avoir fini. Martha accéléra sa vitesse de frappe. Elle n’en pouvait plus mais devait se surpasser et, par-dessus le marché, faire abstraction de la chaleur qui, comme elle, semblait doubler la cadence. Martha tapa un crescendo de rafales, le thermomètre grimpa par à-coups, calquant son rythme de progression sur le sien. Proprement insupportable ! Tant du point de vue température ambiante que du retard que Martha prenait, inéluctable malgré sa détermination à en finir au plus vite. Elle pencha la tête en avant comme si cette position lui offrait la chance de grappiller quelques secondes à celles qui tricotaient un tic-tac ironique, là-haut, au-dessus de la porte. La chaleur, elle pourrait s’en accommoder. Le retard, en revanche… Pourquoi fallait-il que le boss lui refile toujours un dossier urgent le jeudi en fin de journée ? Depuis dix-neuf ans qu’elle travaillait pour lui, il mettait un soin maniaque à saboter sa soirée hebdomadaire. Il le savait, pourtant, que le jeudi, pour Martha, c’était sa soirée. Il le savait, que les petits plaisirs, dans sa vie de veuve, se faisaient plutôt rares. Martha, elle, n’ignorait pas que Rébecca, son amie de toujours, était plus qu’à cheval sur la ponctualité. Et, fatalité, comme chaque jeudi, Martha arriverait en retard chez Rébecca. Coup d’œil à l’horloge, nouvelle accélération de ses doigts sur le clavier : suée. Le sang de Martha bouillait littéralement : elle fulminait, ne supportait plus son boss. Il l’exaspérait et il s’en fallait d’un pas grand-chose, ou d’un « trop » pour que…


Comme toujours, ça avait commencé par : Martha, ma chère Martha, je sais que votre jeudi soir est sacré mais j’ai une affaire urgente sur le feu et vous seriez un ange si… Un ange… Oui, ça, il n’y avait pas à dire, elle en était un, d’ange : en forme de poire ! Et quelle affaire urgente ? Un vol de tondeuse à gazon ? La mystérieuse disparition des pommes de terre de la mère Loick ? Celle-là, elle était en passe de devenir aussi célèbre que la mère Michel ! À propos, il ferait mieux de ranger le foutoir, le boss : c’est crasseux, le sol est jonché de canettes, même un chat n’y retrouverait pas ses petits. Et acheter un ventilateur, tiens, ça, c’est urgent ! Avec les vêtements qui collent au corps, cette journée est un calvaire mais rien ne presse, là, puisque c’est « l’ange » qui en a besoin. Une fois de plus et quoi qu’il arrive, l’ange décida qu’il prendrait son envol à 18 heures.


Quand vas-tu enfin apprendre à dire non ? répétait Rébecca lorsque Martha arrivait avec son éternelle mine navrée, son éternel gâteau au citron et son éternel retard. Martha, évidemment, haussait les épaules : à cinquante ans bien sonnés, à quoi bon changer ? Non, elle n’avait jamais su le dire et surtout pas aux hommes, raison pour laquelle elle s’était mariée quatre – non – cinq fois en comptant son dernier mari, disparu un jour de canicule comme celui-ci, après deux petites semaines de vie conjugale ; mari dont elle était sans nouvelles et ce mystère l’obsédait.


Dans la rue en contrebas, le tramway de 17h50 bourdonna un vibrant rappel à l’ordre ; les rails transmirent aux pavés qui relayèrent à l’immeuble qui passa aux étages, puis à Martha. Elle sursauta, chassa ses sombres pensées. Plus vite elle aurait terminé, plus vite elle pourrait descendre sillonner la Grand Rue à la recherche d’une boulangerie encore ouverte. Plus que trois pages à taper et un gâteau au citron à trouver. Si seulement il pouvait faire moins chaud… Du jamais vu ici, dans le Nord, une telle chaleur en plein mois de juin. Martha frictionna de talc ses mains moites, s’épongea le front avec un mouchoir humide puis avala une gorgée d’eau qui n’avait de fraîche que le nom, avant de se remettre au travail, préférant ignorer ses doigts engourdis – avait-elle le choix ? Elle secoua la tête : Concentre-toi, Martha. Concentre-toi ! Par la fenêtre entrouverte, de lourds morceaux d’été poursuivaient leur inlassable invasion de la pièce obscure et poussiéreuse.


17h55. Au rez-de-chaussée, la porte en fer de l’immeuble venait de claquer dans le dos du dernier employé de l’agence matrimoniale qui louait l’étage du dessous. Il ne restait plus qu’elle, elle et Templeton, le boss claquemuré dans son bureau vitré.


— Martha ? Martha ! se mit-il à beugler depuis sa cage de verre. Venez vite !
— Je vais le tuer ! fulmina cette dernière entre ses mâchoires serrées. Chef ? fit-elle tout sourire en surgissant dans le petit local enfumé.
— Une urgence. J’ai encore besoin de vous.
— Impossible, c’est jeudi ! objecta la secrétaire depuis le rempart de ses bras potelés, croisés en signe de protestation renfrognée.
— Je le sais, Martha, ma brave Martha, mais nous avons une nouvelle affaire. Une femme vient d’appeler. Un homme, mort, dans son salon. Un meurtre, figurez-vous !
Martha tressaillit.
— Un meurtre ? Mais c’est… une vraie enquête, Chef ! Depuis le temps qu’on en rêvait…
— Oui… heu… ne nous emballons pas, Martha. En réalité, le meurtre n’a pas encore été commis.


La joie de Martha retomba en même temps que son sourire. Si c’était là tout ce que son boss trouvait à imaginer pour la retenir davantage au bureau… Elle se laissa choir dans l’un des deux fauteuils en cuir lacéré par les ans, qui soupira en même temps qu’elle.


— Pas encore commis…
— Oui ! Mais un meurtre à élucider, quand même… Et s’il a bien lieu, pour un vieux détective comme moi, c’est une sacrée aubaine ! Le moyen de redorer le blason du Cabinet Templeton ! Ah ! C’est fantastique, Martha ! Je rajeunis, je bous…
— C’est parce que votre ventilateur est en panne, rétorqua la secrétaire d’un ton acerbe.


Templeton ignora la pique :
— Vous m’accompagnez, vous prendrez des notes, fit-il en bondissant dans la cage d’escalier, oubliant sa sciatique mais pas l’imperméable sans âge qu’il jeta par dessus son épaule. 13 rue de Waterloo !


Peinant à le suivre, la secrétaire fourrait calepin et lunettes dans son sac à main lorsqu’elle s’exclama tout à coup :


— 13 rue de Waterloo ? Mais c’est chez Rébecca !
Tout à son excitation, Templeton ne lui prêta aucune attention, préférant réviser la liste des tâches qu’il devrait accomplir : dénicher des indices, poser les bonnes questions, traquer la moindre brèche dans laquelle s’engouffrer… Autant de réflexes passés à retrouver car, force lui était de l’admettre, depuis le temps qu’il devait se contenter de filatures pour épouses suspicieuses, il s’était un peu rouillé. Mais là, ça allait dérouiller !


Tous deux s’engouffrèrent dans cette fin d’après-midi torride. Le manque d’air brouillait les idées, faisait tourner les têtes.


— On connaît l’heure exacte ? fit Martha en prenant place dans la vieille Volvo, hélas garée en plein soleil.
—18h11, précisa Templeton en consultant son poignet.
— Chef, soupira-t-elle, celle du meurtre.
— Suis-je bête…19h00 pétantes !
— 19…Mais c’est l’heure habituelle où…


Elle ne put terminer sa phrase : Templeton venait de lui poser une main sur l’épaule et la regardait droit dans les yeux.


— Une dernière chose, ma brave Martha. Vous allez devoir vous montrer courageuse. Pas question de défaillir si le sang gicle…


Le vieux détective sur le retour décocha un clin d’œil à sa secrétaire, puis enfonça la clé de contact dans le démarreur avec un sourire en coin. Il ne vit pas Martha lever les yeux au ciel.


Tandis que l’antique Volvo fendait à toute allure la touffeur oppressante de cet été naissant, une silhouette vêtue d’un caban sombre et suranné rasait les murs de la ville engourdie en psalmodiant d’étranges paroles : Abracadabra, à trois l’horloge de lui te délivrera. Dans son sillage, les volets des vitrines se déroulaient en grinçant et les fenêtres se muraient. Le jour avait beau décliner, les thermomètres ne cessaient de transpirer. Aucun nuage dans le ciel. Pas de brise. Rien qu’un soleil clinquant, dardant des rayons acérés sur le paysage asséché.


Rue de Waterloo, Templeton et Martha inspectèrent les lieux d’un œil méfiant. Plissements de fronts. Sourcils froncés. Parfait. Personne ne les avait suivis. La rue pentue était déserte ; une canette métallique dévalait le caniveau… Détail qui obséda Martha jusqu’à se transformer en certitude : quelqu’un avait shooté dans la canette. à plusieurs reprises, elle se retourna. Une présence. Elle ressentait une présence. Familière, même. Et hostile.


— Chef, tout ça ne me dit rien qui vaille. Je dois vous avouer… c’est chez une amie que…
— Allons, mon petit ! Vous irez chez votre amie après le meurtre. Vous ne voulez tout de même pas rater un meurtre. Un meurtre, bon sang, Martha, ça n’arrive pas tous les jours ! tempêta le détective en pressant d’un doigt nerveux la sonnette du numéro 13.
— Oui ? fit une voix que Martha connaissait bien.
— Nous venons pour le crime, annonça fièrement Templeton.
— Mais… vous êtes en avance de dix-sept minutes ? C’est très ennuyeux ! Puis-je vous demander de repasser dans un petit quart d’heure, à 19h00, pour être exacte ?
— Aucun problème : nous attendrons dans la rue, Madame.
— Parfait. Je veille aux derniers préparatifs, grésilla une dernière fois le parlophone.
J’espère que ce n’est pas une ruse pour dissimuler le cadavre, marmonnait Templeton en allumant sa troisième cigarette. Au loin, un train lacéra le silence de la ville accablée de chaleur. Le long du trottoir, la brave Martha faisait les cent pas, se demandant comment expliquer la situation au détective. Rébecca voulait le tuer. Ça semblait évident et elle en était bien capable : depuis des années, cet homme lui gâchait ses soirées du jeudi ; elle était si pointilleuse, Rébecca, si maniaque… Et avec ce ciel fiévreux, les gens devenaient fous…


19h00. Depuis cinq minutes, le doigt de Templeton effleurait la sonnette du numéro 13.


— C’est bon, Chef, vous pouvez y aller, c’est l’heure, annonça la secrétaire postée derrière le détective rénové. Mais faites attention, Rébecca est peut-être…
— Rébecca ? Mais comment connaissez-vous son nom ? s’étonna-t-il vaguement en appuyant sur le bouton.
— Mais c’est ce que j’essaye de…
— Montez, fit la voix du parlophone.


19h01. Martha et Templeton figés devant une double porte en chêne. Pas un bruit, pas un souffle au cœur de cet été déchaîné. Dans son dos, la veuve sentait des perles de sueur atteindre le bas de ses reins. Gai comme un pinson, son employeur se lissait la moustache tout en égrenant le répertoire de ses possibles entrées en scène ; il hésitait : Un meurtre à commettre ? Appelez Templeton !... Plus rapide que la police ; plus rusé que le meurtrier, Super-T !... Baissez votre arme ; je vous ai reconnu : vous êtes l’assassin !...


— Bonjour. Vous allez obtempérer et surtout vous taire, annonça d’emblée Rébecca en ouvrant la porte.


L’arme qu’elle braquait sur Templeton n’avait rien d’un pistolet à eau, pourtant plus indiqué par cette chaleur.


Médusée, Martha pénétra dans l’appartement à la suite de son patron. D’un geste sec de son poing armé, Rébecca leur désigna un canapé fleuri – celui sur lequel Martha prenait place chaque jeudi, mais l’heure n’était pas à relever l’ironie de la chose. Sur la table basse, un plateau chargé de petits fours et deux verres destinés aux rafraîchissements – jeudi oblige.


Assise, terrorisée, la secrétaire accrochait ses prunelles désespérées à celles, déterminées, de sa meilleure amie. Derrière celle-ci, une imposante baie vitrée diffusait une lumière irréelle car trop aveuglante pour une fin de journée. Seule la respiration saccadée de Templeton rythmait le silence.


— Mais enfin, Rébecca, pourquoi ? fit soudain Martha en plaquant les mains sur ses joues en feu. Tu ne vas tout de même pas le…
— Tais-toi ! Tout cela a assez duré et tu le sais ! mais toi, bien entendu, tu ne peux rien refuser. La preuve : tu es là, avec lui. Ma pauvre Martha, tu es tellement… Bon, je le tue et après nous dégusterons nos petits fours. Tranquillement…et à l’heure, cette fois-ci ! Plus jamais il ne gâchera nos…


Rébecca ne put terminer sa phrase. Dans son dos, sur la terrasse jouxtant le séjour, une silhouette drapée d’un vieux caban : d’un bond celle-ci surgit dans la pièce en brandissant son insigne de police.


Martha poussa un cri étouffé. Elle venait de reconnaître celui qui…
— Abracadabra, à trois l’horloge de lui te délivrera.

— Martha ? C’est l’heure, Martha. Vous allez encore être en retard à votre soirée du jeudi, fit Templeton en shootant par mégarde dans une des canettes oubliées sur le sol. Quel désordre ici !
— Mon mari…Mon… mari... bredouillait Martha, la tête sur le clavier de son ordinateur.
— Allons mon petit, on se reprend ! J’ai dit la formule magique ; vous pouvez y aller. Et ce rapport, il est terminé ? Il doit l’être en tout cas, vous tapiez si frénétiquement avant votre… malaise. Ah cette chaleur !
— Pardon… je… mon mari…
— Mari ? Quel mari ? (Templeton fronça les sourcils) Martha ? Ne me dites pas que vous avez recommencé à écrire une de vos histoires idiotes pendant les heures de travail ? Nous étions d’accord, pourtant…Faites-moi voir ce rapport... Tout de suite !
— …
— Elle. L’a. Fait ! Bon sang, Martha, je veux bien admettre que les enquêtes que l’on me confie ne soient pas follement intéressantes à taper, mais là, vous exagérez ! Vous perdez la tête, ma pauvre ! C’est la chaleur, c’est ça ? Tout le monde a chaud, Martha, tout le monde ! Vous n’avez qu’à utiliser un ventilateur, bon sang ! J’ai besoin d’une collaboratrice efficace, Martha, et c’est pour ça que je vous paie !
— Je suis désolée, Chef… je ne sais pas ce qui m’a pris. La chaleur… oui, sans doute, bredouilla-t-elle en dissimulant un regard hargneux.
— La chaleur, encore et toujours la chaleur… marmonna Templeton en parcourant les lignes tapées par sa secrétaire. Elle a bon dos, la chaleur…


Brusquement, il s’immobilisa. Devint écarlate. Martha comprit que la canicule n’y était pour rien. Lorsque son Chef explosa, elle n’avait pas eu le temps de se mettre à couvert ; il y eut des éclaboussures.


— Un meurtre ? Et le mien, en plus ? Vous ne manquez pas d’air, Martha ! Foutez-moi le camp ! Vous êtes virée. virée !

Il fait chaud. Trop. Martha a rendez-vous avec sa vieille amie et elle est en retard. Et Martha, un rien lui fait perdre la raison. Arrivée en bas de la cage d’escalier, elle fouille dans son sac à main, en sort d’une main tremblante une arme qui n’a rien d’un pistolet à eau. Un voisin la salue – arme bien vite rangée, elle a eu chaud – formule une remarque sur la canicule – Un temps à vous rendre fou, pas vrai ? – avant de s’éloigner.


L’immeuble est désert, se dit Martha en remontant l’escalier.

Fin ?


Maddy, avec la complicité de G@rp

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire