samedi 26 décembre 2009

Je vais bien, ne t'en fais pas


Olivier Adam, « Je vais bien, ne t’en fais pas »

Ça fait un sacré bout de temps que je n’ai pas chroniqué de livre. Pas le temps, pas envie, pas maintenant, pas de roman qui sorte du lot… D’ailleurs celui-ci, j’aurai bien des difficultés à vous en parler puisque je l’ai perdu. À moins que je l’ai prêté, ce qui m’étonnerait parce que je m’en souviendrais : je veille toujours à bien menacer du regard la personne à qui je prête un bouquin (en réalité, je ne me contente pas de menacer en faisant de grands yeux : je laisse aussi sous-entendre que les sanctions, en cas de non-retour, seront physiquement insupportables)

Mais je disais donc : ça fait un sacré bout de temps oui. Pourtant j’ai lu. Il y a eu un ou deux Vian relus avec mes yeux d’adulte, les nouvelles d’Anna Gavalda qui m’ont beaucoup moins émue que la première fois, deux Cauvin (encore !). Ça doit être l’automne qui s’est installé et puis l’hiver tombé du ciel sans crier gare… Je passe en mode hibernation, m’emmure dans mes lectures sous ma couette, ne pas déranger merci ! Vous savez ce que je me dis là, en écrivant ces lignes ? Toujours la même chose quand il s’agit d’évoquer un livre un peu en profondeur : au fond, personne ne doit aimer rentrer dans le détail après avoir lu un livre (sauf si on a comme moi une amie qui s’appelle MC et qui vous parle d’un livre avec des yeux magiques – les yeux magiques sont très rares et capables rien qu’avec des battements de cils de faire revivre un récit). Oui, la lecture, c’est quelque chose de vachement intime, bien plus intime en tout cas que la critique historique dans les œuvres d’Hérodote ou l’étude des fluctuations du prix de la pomme de terre sur le marché belge. D’ailleurs même à la Fnac au rayon livres, rares sont les conversations enflammées autour d’un roman, et pour susciter des phrases de plus de quatre syllabes chez les vendeuses - sauf si vous les questionnez sur des romans signés par les Guillaume Levy (je fus témoin d’une pareille scène récemment) – vous pouvez franchement vous brosser. Je me suis brossée donc cette semaine à la Fnac et suis repartie avec des bouquins choisis en fonction de la couverture (mais si !), du conseil d’une connaissance ou de l’inévitable page 28.

Quatre bouteilles de bordeaux recommandées par Jean-Luc Pouteau, meilleur sommeiller du monde, viande des Grisons Reflets de France, un sachet de Mini Babybel, une bouteille de Mr. Propre, Vizir et sa Vizirette, un gratin de courgettes surgelé Findus, deux concombres, un pot de cannelle, un paquet de papier-toilette parfum lavande…

C’est bon là ? Vous avez compris où on est ? Au supermarché oui ! J’adore les supermarchés mais là n’est pas la question. Je voulais vous donner envie de lire ce livre. Vous donner envie de le lire, comme ça, juste en passant et puis passer à un autre.

« Je vais bien ne t’en fais pas », c’est l’histoire de Claire qui vit à Paris, dans un petit appartement et dans l’espoir de revoir un jour Loïc, son frère, disparu deux ans plus tôt. Parfois, elle reçoit des lettres où Loïc écrit seulement ça « Je vais bien ne t’en fais pas » mais elle s’en fait quand même, Claire. Au boulot, elle scanne des articles au Shopi. Le soir, elle fréquente des gens transparents, insipides… Quand arrivent les vacances, elle décide de se rendre dans le village où a été postée la dernière carte. Peut-être qu’elle va l’y croiser et enfin comprendre pourquoi il s’en est allé. Ou peut-être pas. Pour la savoir il faut lire le livre. Allez, en quelques lignes : pourquoi celui-là ?

Parce que c’est 156 pages de pensées intimes et de désarroi, de monologues intérieurs, de discours indirects libres (j’aime les discours indirects libres sauvages). Des chapitres courts remplis de sentiments humains (c’est pas si compliqué de trouver un bon sujet de roman hein ?) mais aussi d’articles scannés à toute allure, de jeunes gens qui préparent des DEA en sociologie, de gars vicelards qui niquent dans les ascenseurs, des jours de congé (tout le monde aime ça), des jours de fin d’été, des villes où les maisons ne se ressemblent pas, des villes qui ne ressemblent à rien d’ailleurs, des nuits où on a du mal à dormir, des parents qu’on retrouve, des lettres qu’on ouvre en tremblant, des parties de Scrabble et les silences qui les accompagnent. Des nuits où on dort aussi parce que parfois quand même… Des jours où on pleure (tout le monde pleure un jour). D’autres où on comprend qu’on aurait aimé ne pas comprendre. Et puis des jours où on s’effondre et le lendemain on se relève ou on ne mange plus. Plus du tout. Des jours où on pardonne. À part ça, il y a des drapeaux orange sur les plages, des photographes qui vous prennent de profil et des vacances, des nuits qui se terminent. Mais surtout il y a dans cette succession de chapitres drôles et émouvants (vite, que je termine : je tombe en plein cliché) cette conviction qui nous rassemblent tous au rang de … et qui fait de nous.. (mettez ce qui vous plaira à la place des pointillés, allez un peu d’imagination !) Bref, ce que je voulais vous dire : on a tous perdu quelqu’un d’irremplaçable, pas vrai ? Voilà, c’est pour ça, ce livre. Pour tous ces instants où on s’est persuadé que.

Terminé pour aujourd’hui. J’espère en avoir parlé bien mal de ce livre mais c’est normal : je l’ai trouvé si affreusement bien fait ! Poignant, sensible, touchant, blessant, marrant… saisissant ? Presque…

mardi 1 décembre 2009

L'une et l'autre Critique

Le journal La Libre de ce mardi 1er décembre. Je suis tellement contente d'avoir lu ça aujourd'hui!
http://www.lalibre.be/actu/gazette-de-liege/article/546368/spa-se-decouvre-a-livres-ouverts.html


"Un ouvrage étrange, plein de mystère, de métaphores, d’histoires à quatre mains. Mais avant tout un roman plein de chaleur, de souffrances, d’incompréhensions et de silences. Maman de six enfants, Maddy Duchesne veut faire reprendre la plume à son auteur favori vivant dans le Midi. Mais celui-ci renâcle, veut couper les ponts avec cette lectrice qui en redemande. Et finalement qui écrit elle-même avec tact sur la solitude, la vie qui parfois se traîne d’ennui vers l’éternité. Beau à couper le souffle même si manque un brin l’envie d’aller plus loin."

samedi 28 novembre 2009

L'une et l'autre


A la demande de plusieurs personnes, je remets ici les informations sur mon joli petit livre. Beaucoup de travail aujourd'hui à la maison donc, je fais un copier-coller (et promis, bientôt, une chronique ou deux mais c'est qu'en ce moment, j'ai lu très peu de livres qui me donnent envie d'en parler. Il y a des périodes comme ça où rien ne nous emballe... c'est l'automne, ça doit être ça).

Donc, on a eu un article dans le journal La Meuse (un grand merci à Isabelle Debroux et à Luc, le photographe qui était très sympa)

http://www.lameuse.be/regions/liege/2009-11-25/flemalle-cette-femme-est-un-heros-742856.shtml


Pour lire (ou écouter) un extrait, c'est ici qu'il faut cliquer:

http://deslivresetdesanges.blogspot.com/2009/10/un-extrait.html

Voilà, que dire de plus? Le livre se vend bien, je suis contente et j'espère que d'autres personnes apprécieront encore mes petites histoires (et celles écrites avec g@rp) et puis tous ces personnages un peu seuls, un peu fous, un peu belges, un peu amoureux ça dépend...

Un grand merci, non! mille millions de mercis à mon amie Marie-Claire Demeur pour l'énergie qu'elle déploie pour ce livre, à Philippe Renard qui a passé des semaines enfermé dans un abri de jardin pour réaliser la peinture et à Guillaume Chassang, notre éditeur qui avait eu un coup de coeur pour ce recueil déguisé en roman. Merci aussi à tous ceux qui l'ont déjà lu et qui s'enthousiasment.

mercredi 21 octobre 2009

Pas ce soir, je dîne avec mon père


Marion RUGGIERI, « Pas ce soir, je dîne avec mon père », Grasset 2008, Le livre de poche 2009.


Je suis mariée à un mannequin. Oui, je sais : j’ai beaucoup de chance ! Pour tout vous avouer, j’ai jugé important de vous le dire parce que je viens de l’apprendre. Imaginez que ça fait 17 ans que ça dure avec mon mari et que la beauté, que dis-je ? la splendeur de son corps m’avait échappé jusque-là. Il a fallu que le sympathique mari de ma cousine s’extasie sur l’harmonie de sa silhouette pour que je la remarque enfin. Ce sont des choses qui arrivent : vous vivez pendant des années avec les gens sans les regarder vraiment et, si personne ne lui avait jamais balancé, à mon superbe mari « Mais ma parole, tu joues au mannequin ! », eh bien probablement n’aurais-je jamais réalisé la chance que j’ai de vivre avec un homme qui s’entretient. Depuis d’ailleurs, je ne l’appelle plus autrement : il est « mon mannequin » (Quand je cherche après lui, je demande « Vous n’auriez pas vu mon mannequin ? », si quelqu’un téléphone pour lui parler et que c’est moi qui décroche, je dis « Vous permettez ? Je vous passe mon mannequin. » Et même chez Carrefour, à la caisse, quand il range méticuleusement (il est aussi très maniaque) les courses sur le tapis roulant en refusant que je le seconde et en synchronisant ses gestes à la perfection (il est champion du monde dans la réalisation de pyramides de conserves), je prends depuis un malin plaisir à préciser à la caissière ébahie en le montrant du doigt « Il est mannequin ! »)


Bref, cela a bouleversé ma vie et c’est d’ailleurs ce qui m’a donné envie de lire ce livre dont j’avais entendu parler et que je m’étais juré de ne jamais chroniquer. Pourquoi ? La page 28 forcément ! Moi, la page 28, j’aime quand elle me fait tomber bas de ma chaise ou que j’en avale mon Mentos.

Lisez plutôt (on est dans un restaurant, d’ailleurs on y est très souvent)!

Il y a aussi « Out of Africa », toujours une jambe suspendue au marchepied du bar. Lui s’habille comme Clark Gable, porte des chapeaux mous assortis à ses tenues de savane, et liquide des Bullshot entre deux baisemains. Parfois sa compagne le rejoint, une magnifique rousse à l’ancienne, taillée comme Rita Hayworth, qui lui met trois têtes et doit mal le traiter. Il y a encore cette famille sympathique qui surgit, comme nous, tous les vendredis à heure fixe : le père, la mère, les filles, les fiancés, plus un ou deux bébés. Je les envie parce qu’ils commandent un grand plat pour toute la tablée et le font passer de main en main comme si ce plat leur appartenait et qu’ils vivaient là, dans la salle d’à côté. Il y a parfois une vieille gloire du cinéma français qui a donné son nom à des tagliatelles maison, lesquelles coûtent aussi cher que si c’était lui qui ramassait le basilic entre deux prises. Ou encore un mannequin aux yeux de chat, que tout le monde convoite en vain, parce qu’elle domine l’assemblée de ses longues jambes – déjà réservées par un vieux bronzé qui arrive de loin.

(Extrait de Marion Ruggieri, « Pas ce soir, je dîne avec mon père »)


Voilà pour l’extrait qui forcément ne reflète pas tout le livre mais le ton est donné : c’est sympa, jovial, rythmé et, même si les péripéties ne se comptent pas par dizaines, on n’a pas vraiment le temps de s’ennuyer. L’héroïne, surnommée Big a une trentaine d’années et vit avec un vieux de 55 ans, un vieux moche alors que son père, 55 ans aussi, est un vieux beau qui collectionne les conquêtes. Rien n’est trop beau pour cet homme qui refuse de vieillir et qui considère sa fille comme sa meilleure amie. Une grande réflexion sur l’immaturité de notre temps et la confusion des âges (dixit le Nouvel Observateur) et si vous voulez davantage de précisions, si vous cherchez des analyses ou des thématiques exploitables, allez voir sur la toile : ça doit pulluler. Moi, j’en ai retenu cette foule de personnages assez comiques, comme la grand-mère qui porte des chemisiers en soie à lavallière achetés 30 ans auparavant, une des fiancées du père qui s’appelle Fallen et qui, titubant sur des talons de 30 cm, ressemble à un bébé girafe, l’amoureux de Big qui a l’âge du père donc mais qui est le seul homme du coin à ne pas avoir une tête de rocker anglais, ou encore la mère de Big qui rêve de ressusciter Léon Zitrone pour offrir à sa fille un mariage princier, toutes les copines aussi, celles qui ne mangent que des aliments violets, celles qui suivent un régime protéines, celles qui se font vomir, les végéaro-casher jambonophiles, les allergiques au lait et les obsédés du groupe sanguin et puis, quand même, l’héroïne, Big, Marion Ruggieri de son vrai nom, et son « rapport malsain à la séduction, à tout ce qui peut transformer l’être humain en paon ».

Un roman bien gentil donc mais avec une impression de « vite fait bien fait ». Tant de personnages auraient pu être développés, les péripéties aussi mais bon, il s’agit d’un point de vue et, on peut lui concéder ça, à l’auteur : c'est difficile de voir vieillir les gens qu'on aime et on a tous peur de voir nos parents vieillir mais en même temps, ils sont vieux depuis qu’on est nés. D'où l'éternel conflit des générations.
Le rapport avec mon mari? Mais il est comme le père de Big: plus il vieillit et plus il rajeunit!


jeudi 15 octobre 2009

Le mec de la tombe d'à côté


Katarina MAZETTI, "Le mec de la tombe d'à côté", Babel, 2009.


Je n’ai absolument aucun sens de l’orientation. J’ai déjà dû vous le dire (je le dis à tout le monde). Ainsi, quand je veux aller dans une de mes librairies préférées, même si j’y suis déjà aller cent fois, je dois demander à mon sympathique mari de m’y conduire sinon, je n’arrive jamais à destination. Les routes, je ne les reconnais jamais. Mais bref, samedi, je tenais absolument à aller faire un tour dans cette librairie, juste y flâner un peu pour voir les livres, en acheter un ou deux, au hasard de préférence… J’ai bien fait. J’ai trouvé celui-là, un livre dans lequel on se glisse comme sur une chaise à une terrasse ombragée. On commande une glace et on déguste. Le reste peut bien attendre : on est en bonne compagnie…

Désirée est veuve, cultivée et vit en Suède. Elle est bibliothécaire et passe une partie de ses journées au cimetière où repose son défunt mari, mort accidentellement après cinq ans de vie conjugale. Le reste du temps, elle va au théâtre, dévore des livres, anime des ateliers de lecture ou voit ses amis. Elle vit dans un appartement tout blanc et décoré de ficus. Elle aime bien sa vie, sauf que depuis la mort de son époux, elle a perdu tous ses repères, alors elle reste là, plantée devant la tombe à attendre quelque chose qu’elle ne peut même pas nommer.


Lui, il s’appelle Benny, il est agriculteur et sa maison est décorée par les broderies jaunies de sa mère emportée par le cancer. Avoir une femme, il aimerait bien. Ce serait tellement plus pratique, le quotidien, avec des marmites fumantes le soir pour le dîner et un intérieur astiqué. Mais Benny, il n’a pas le temps de sortir et de voir du monde : la vie dans les fermes est rude et l’investissement doit être rentable. Alors lui aussi, il reste là, avec ses vaches ou ses géraniums qu’il repique sur la tombe de sa chère maman. La culture, il regarde ça de loin en se disant que ça ne l’aidera pas à faire tourner ses affaires…


Un jour pourtant, puisque les contraires s’attirent, puisqu’on est dans un roman et puisque les histoires d’amour naissent partout, même dans les cimetières, Benny aux cheveux poussiéreux va sourire à Désirée au chapeau ridicule et voilà, il n’en fallait pas plus pour donner un gentil petit roman qui se lit en une paire d’heures et qui, l’espace de 200 pages, nous aide à nous souvenir que la vie est pleine de surprises.



Pas de grandes fresques ou de rebondissements dans ce livre mais des sentiments, des bons mots, des points de vue aussi, celui d’une femme et celui d’un homme que rien ne devait réunir. On dit que la femme conçoit tout en fonction de l’amour et que l’homme conçoit l’amour en fonction de tout. Katarina Mazetti, une suédoise qui n’en est pas à son premier roman, l’a bien compris.




Méfiez-vous de moi !


Seule et déçue, je suis une femme dont la vie sentimentale n’est pas très orthodoxe, de toute évidence. Qui sait ce qui pourrait me passer par la tête à la prochaine lune ?
Vous avez quand même lu Stephen King ?


Juste là, je suis devant la tombe de mon mari, assise sur un banc de cimetière vert bouteille lustré par des générations de fesses…


Il y a de quoi s’énerver. Je veux dire, il n’était même pas malade…


Je viens plusieurs fois par semaine pendant la pause de midi…


S’il se met à pleuvoir, je sors d’une toute petite pochette un imperméable en plastic… il est parfaitement hideux.


Je passe au moins une heure ici, à chaque fois, avant de m’en aller. Dans l’espoir sans doute de susciter un chagrin de circonstance, à force d’acharnement. On pourrait dire que je me sentirais beaucoup mieux si j’arrivais à me sentir moins bien…


La vérité, et elle est pénible, c’est que la moitié du temps je suis furieuse contre lui. Foutu lâcheur…


L’autre moitié du lit double jamais défaite…


Et personne pour tirer la chasse d’eau à part moi…


Je ressens aussi parfois un léger frémissement entre les jambes, après cinq mois de célibat. Ça me donne l’impression d’être nécrophile…


À côté de la pierre tombale d’Örjan, il y a une stèle funéraire monstrueuse, oui, carrément vulgaire !


Il y a quelques semaine, j’ai vu pour la première fois la personne en deuil…
Le Forestier…


Il avait une drôle d’odeur et seulement trois doigt à la main gauche…



***



Putain, je ne peux pas la blairer !


Pourquoi elle est tout le temps assise là ?


Me rendre sur la tombe est mon seul bol d’air…


Des cheveux blonds fanés, des vêtements ternes et délavés…


J’aime les femmes dont l’apparence clame ‘Regardez-moi’ »…


Elles doivent avoir du rouge à lèvres brillant et de petites chaussures pointues…


Rien à foutre si le rouge à lèvre s’étale, si la robe est trop serrée sur les bourrelets…


Je tombe toujours un peu amoureux quand je vois une femme plus toute jeune qui a consacré une demi-journée à se pomponner pour qu’on la remarque, surtout si elle a de faux ongles, des cheveux cramés par les permanentes et des talons aiguilles casse-gueule…


Maman n’arrêtait pas de me tarabuster les dernières années pour que je « sorte » me trouver une fille…


Ce que ma mère ne savait pas, c’est qu’il n’y a plus de jeunes filles qui attendent au quai de collecte du lait…


Elles sont toutes parties en ville…

mardi 13 octobre 2009

Un extrait


Je viens de lire un livre super. Je suis contente. C’est un de ces romans tout simples qui vous aspirent, vous font du bien, mettent de la musique dans votre tête et des sourires dans votre cœur mais je vous en parlerai demain ou après parce que je n’ai pas le temps. Le temps… on passe sa vie à courir après sans jamais pouvoir l’atteindre, un peu comme les étoiles que l’on voudrait toucher du bout des doigts… mais en voilà assez avec les mots fleurs bleues aujourd’hui. Je voulais vous parler d’autre chose.


« L’une et l’autre », eh oui ! encore un tout petit peu, sans chercher à vous gaver. C’est seulement que plusieurs personnes m’ont demandé où j’avais trouvé le temps justement de l’écrire, ce recueil, et, à chaque fois (sans vouloir supposer que j’ai réalisé une prouesse), j’ai répondu « Je n’en sais rien, je sais pas ce qui m’a pris, je suis débordée, tout le temps en train de courir à gauche et à droite ». Je dis ça sans prétention ; il ne faut pas croire que je place mon petit recueil au-dessus de tous les livres que j’ai lus, loin de là mais je l’aime bien et j’ai envie que d’autres personnes le lisent, au moins deux ou trois, ce serait déjà bien. Le temps donc, je n’en avais pas. Pensez-vous : avec mes six galopins et mon boulot mais j’avais quelques histoires à raconter. G@rp m’a filé un coup de main sans que je lui demande. Ça s’est fait tout seul. (Ça n’a pas été facile, j’avoue, parce qu’il est du genre à râler pour un rien et moi aussi.)


Avant d’écrire, j’enregistre toujours une sorte de brouillon et, quand le texte est terminé, je l’enregistre à nouveau pour le corriger. Les mots sans la voix, ils ne sont pas grand-chose. Donc, pour peut-être vous donner envie de le lire, je vous mets un enregistrement qui traîne sur mon disque dur. C’est le début de « Le miroir d’eau ». Une histoire d’amour, un amour qui s’était caché dans les années, celles qui passent sans que l’on s’en rende compte. Le temps, encore lui, si on ne peut jamais l’atteindre vraiment, il est souvent magicien…


Au fait, l'enregistrement (en bas) est fait avec les moyens de la maison (et un accent maison aussi), dans ma cuisine, devant des pommes de terre.


L'extrait texte si vous préférez:


Quand j’étais en terminale, il y avait cette fille étrange qui arrivait le matin les mains dans les poches et repartait le soir sans jamais dire un mot, un bonjour. Rien. Elle ne disait rien. Jamais. A personne. Elle était comme invisible, si transparente que j’en viens à me demander comment et pourquoi je me mets à y repenser, maintenant, là, étendu sur mon lit. Ma mémoire l’avait chassée ; c’est étrange, cette manie qu’a notre cerveau de gommer certaines existences insipides et, à vrai dire, elle y avait tenu si peu de place, dans ma tête, que j’en viens à douter de l’avoir connue un jour. Quoi qu’il en soit, son visage déplaisant, presque hideux, vient de resurgir du passé et cela me met mal à l’aise…

Dans une heure, j’ai rendez-vous au bord de l’eau avec Florine. Je m’en réjouis depuis plusieurs jours. Florine est belle, gracieuse, drôle (ça lui arrive). C’est le genre de fille qu’un homme peut attendre très longtemps. Oui, vraiment, elle est tout ça et le temps n’en finit pas de me faire attendre moi aussi.

Dehors, en bas de l’immeuble, des voix qui passent. J’ai faim. Je me lève pour aller préparer un petit en-cas. Puis, assis sur la terrasse, j’avale machinalement des bouchées de sandwich au poulet en me laissant enivrer par les couleurs du fleuve qui miroitent du côté ouest de la ville. On appelle ça le miroir d’eau, quand la luminosité est telle que le fleuve se fait psyché. Bientôt, le soleil viendra s’y baigner. La vue est si belle que j’en oublie l’incessant tapage urbain. J’ai rendez-vous avec Florine et tout va bien ; je peux même m’assoupir, rêvasser un peu…

******

Aujourd’hui, Elisabeth fête ses vingt-six ans. En se levant ce matin, elle l’avait complètement oublié. Du coup, son humeur en a été légèrement affectée tout au long de la journée. « Ce sont des choses qui arrivent, se dit-elle pour se consoler, je ne suis pas impardonnable : je me lève 364 fois par an sans y penser… La prochaine fois, je veillerai à m’en souvenir. »

Sa journée de travail s’est donc écoulée dans une mélancolie relative. Des images de cadeaux ont titillé ses pensées pendant qu’elle remplissait les rayonnages chez Carrefour. A l’aide de petites secousses de la tête, elle essayait de les chasser. Aucun cadeau ne l’attendra ce soir ; elle le sait. Toute à ses réflexions, elle longe l’étroit trottoir qui s’étire le long de la Meuse. Chaque fois qu’elle fait un pas, une voiture la frôle. Parfois, c’est un camion qui fait trembler la chaussée. Au-dessus de sa tête, le ciel s’apprête à ravir le soleil pour l’engouffrer dans la nuit et déjà, les couleurs des eaux ronflantes déclinent. Les uns après les autres, les automobilistes allument leurs phares. Il commence à faire froid. On est en février, ce mois si court et si long. A une centaine de mètres devant elle, quelques oies sauvages ont fait halte. Sans prendre garde à la circulation, elles caquettent, sautillent, s’oublient sur la route. Coups de klaxon. Elisabeth tressaille : l’une d’entre elle a bien failli. Pour ne pas assister à un éventuel carnage, elle s’arrête et prend appui sur la balustrade de béton. Un moment se passe. Son regard s’abandonne derrière ses prunelles. Dans son dos, le vent s’est mis à souffler. Au-delà du fleuve, des immeubles déchirent le ciel. Pas de quai de ce côté. Un parc. Quelques arbres. Pas d’oiseau dans le ciel blafard.

« La nuit ne va pas tarder à descendre. La nuit qui descend… quelle étrange expression, dit-elle à voix haute. La nuit descend et moi, je monte dans les ans… Voyons voir, avant que la nuit ne s’écrase sur la ville, qu’est-ce que je souhaite pour mon anniversaire ? Que peut-on bien désirer pour ses vingt-six ans ? De l’amour ? Je suis si laide… De l’amitié ? Je suis si inintéressante… De l’argent ? Je m’en fiche… Du respect ? Pour quoi faire… Du rire alors ? Du bonheur ? C’est ça : du bonheur ?

« Du bonheur peut-être mais n’est-ce pas l’aboutissement de tout le reste ? » s’enquiert une silhouette surgie de nulle part. Sans lui accorder la moindre attention, Elisabeth soupire en resserrant son manteau de laine. Derrière elle, le Nord s’acharne et souffle. Sur le fleuve, une péniche chargée de sable jaune trace un sillon qui disparait aussitôt sur le miroir d’eau.

— Quoi alors ? continue-t-elle avec un soupçon de lassitude dans la gorge.
— Tu le sais bien, Elisabeth, ce que tu veux. Malheureusement, on n’est jamais en position de vouloir ; on ne peut qu’attendre. Depuis combien de temps attends-tu ?
— J’ai oublié, murmure-t-elle.
— Si tu as oublié, c’est que tu n’espères plus : l’espoir est nécessaire à l’attente, sinon rien n’a de sens.
— C’est vrai ça, oui, c’est bien vrai, concède-t-elle en se penchant vers le vide. Où étais-tu passé ? Je t’ai cherché pendant si longtemps.
— J’étais là mais je l’ignorais. J’ai pensé à toi aujourd’hui, avoue la silhouette avant de s’évanouir...





dimanche 11 octobre 2009

American psycho


Bret Easton ELLIS, « American psycho », Robert Laffont 10/18

Il paraît qu’on a tous des problèmes psychologiques, que c’est ça qui fait de nous des êtres sensibles. C’est assez rassurant… Par exemple, hier, j’étais dans un magasin de vêtements bon marché où on peut acheter du linge de corps pour trois fois rien. J’avais dans mon panier 24 paires de chaussettes, autant de petites culottes pour mes filles, de slips pour mes garçons, 9 pyjamas en pilou, 15 chemisettes en coton… Une fois à la caisse, la vendeuse essayait de tout mettre dans un seul sac en plastic. Elle poussait le linge, le comprimait comme elle pouvait. Excédée de voir mes achats malmenés ainsi, j’ai sorti une réplique du genre « C’est bon, là, vous pouvez pas prendre un deuxième sac ? Je vais rentrer chez moi avec des loques si vous continuez! » Après, il s’est produit une scène comme on n’en voit que dans les séries américaines : elle s’est mise à renifler, à pleurnicher qu’elle en avait marre que les gens la harcèlent pour les sacs, que c’était pas elle qui était responsable du règlement, qu’elle allait appeler la responsable et déchirer toutes mes culottes et puis d’ailleurs, j’avais qu’à partir et jamais revenir si j’étais pas contente ( ???). La responsable, alertée par son vacarme, est arrivée en m’accablant de reproches : à l’heure du recyclage, on vient avec son sac ! et puis si on veut de jolis sacs, on va à côté où la petite culotte coûte 30 euros non mais sans blague ! elle en a ras le scanner de mettre un peu de bon sens dans la cervelle des clientes qui n’ont rien à faire des règlements ! un sac par client c’est un sac par client point barre !!! alors dehors et que je me dépêche d’emporter mon sac où elle va s’énerver non mais pour qui je me prends ? elle aura tout vu et tout entendu !


Voilà. Avec mon sac je suis sortie, un peu choquée mais pas tant que ça parce que je venais de terminer « American psycho » et que, ma foi, les deux femmes ont eu de la chance : il y en a qui se seraient emballés pour moins que ça. Patrick Bateman, par exemple, le héros (que le terme lui sied mal..), lui, il serait revenu le soir pour trucider les deux râleuses, les aurait sciées en deux après avoir sauvagement abusé d’elles (en même temps), aurait arraché les lobes de leurs oreilles avec ses dents, mis un rat dans une partie bien précise de leur anatomie avant de les décapiter et de mettre leur tête au four à micro-ondes et leurs intestins à bouillir dans la marmite. Vous voyez ? On a tous des problèmes psychologiques sauf qu’on ne les gère pas tous de la même façon. Moi, j’ai juste fait une gentille petite crise d’hystérie en racontant ça à mon mari : « Non mais tu entends ce que je te raconte ? Oh ! je te parle ! Tu t’en fiches, c’est ça ? Dis-le si tu t’en fiches qu’on m’humilie quand je fais mes courses ! Tu ne dis rien ? Donc tu t’en fiches ! Très bien, tu l’auras voulu ! »


Mais revenons-en à ce livre. Bateman a 27 ans, il est bourré de fric, il bosse à Wall Street quand il ne passe pas son temps à réserver des tables dans les restaurants branchés. Toutes ses activités sont entrecoupées de coke party ou de séances de gym intensives. En plus de cela, il voue un culte sans pareil aux apparences. Le look, les vêtements de marque virevoltent entre les lignes comme des petits dieux indétrônables et rien, pour lui, n’est plus repoussant qu’une vendeuse habillée de façon quelconque ou – pire – un clochard vêtu de loque et empestant l’urine. Bateman est un yuppie, un vrai, qui se pavane dans les soirées branchées avec, toujours, une super fille à son bras. Elles sont d’ailleurs toutes folles de lui et tout le monde s’entend pour trouver son humour décapant quand il interrompt les conversations pour déclarer « Il m’arrive de scier des femmes en deux » ou pour demander « Mes cheveux, ça va ? »


Mais jusque-là, je n’ai encre rien dit du livre, de l’impression qu’il laisse (j’aime bien ça, les impressions, ce qui s’imprime). Pourquoi est-ce que je l’ai lu ? Jusqu’à la fin ? Alors que, pendant toute la lecture, je n’ai pas cessé de me dire « Vivement que je lise un autre livre ! » Je n’en sais rien… Le livre a fait scandale lors de sa parution : homophobie, racisme, sexisme, sadisme, drogue, alcoolisme, cruauté sans nom… le personnage principal n’a vraiment rien pour plaire. Il tue, de sang froid et, de préférence, avec bestialité. Les meurtres sont décrits de façon très minutieuse, chirurgicale et, à plusieurs reprises, j’ai été forcée de sauter des lignes tant le texte est insoutenable. Bateman est également vicieux, maniaque, intolérant mais pourtant, il est si bien mis en scène que l’on a l’impression qu’il existe et qu’on pourrait le croiser à un distributeur de billets. Il est aussi très intelligent. C’est un passionné de musique qui vous décortique un album comme aucun critique ne le fera jamais. Il a, quelque part au fond de lui, des bribes de rêves qui – il le sait – ne se réaliseront jamais : la société est ainsi faite, devenue, que les hommes ne sont plus que des bêtes sauvages. Jamais il ne remet en question son attitude et ça, c’est encore plus écœurant que le texte en lui-même. Le texte donc, il vous attaque (il n’y a pas d’autre terme) et, je le sais, on en reste marqué longtemps après.


Et Bret Easton Ellis, dans tout ça, qu’est-ce qu’il y a à en dire ? Que c’est un auteur génial évidemment, pas parce qu’il a écrit un bouquin où des femmes et des sans-abris se font décapiter toutes les deux pages mais parce qu’il parvient à construire son récit sur un seul personnage, que, dès les premières pages, il nous fait comprendre ce que son personnage est, qu’il n’y a pas de place pour le doute : c’est un serial killer sans état d’âme, rien ni personne ne le fera changer ou éprouver le moindre regret. Pour lui, il n’y a aucune différence entre regarder une émission télévisée ou déposer des vagins de femmes dans son casier au gymnase.


Le livre est un de ceux qui a le plus marqué la littérature américaine, non seulement par le fait de l’intrigue mais aussi à cause de son côté satirique. Bret Easton Ellis, en effet, ne rate pas une occasion de dénoncer le matérialisme et le culte des apparences de l’Amérique de Reagan. L’argent, les apparences, le laissez paraître, c’est tout ce qui compte, et le reste n’a plus aucune valeur.
Absolument plus aucune.

Pas de page 28 mais un extrait en images et en musique.



samedi 10 octobre 2009

L'une et l'autre: un extrait

Rébecca au pays du sommeil

Il est 04h37 et aujourd’hui, Rébecca doit mourir. Elle l’ignore encore parce qu’elle dort, lovée dans ces draps délavés qui la bercent depuis l’enfance. Ce n’est que plus tard au cours de cette journée printanière à venir, ensoleillée et insouciante qu’elle apprendra la terrible nouvelle. Pour être exact, ses yeux se fermeront une dernière fois à 21h22 quand, surgissant de la gueule béante et enténébrée du tunnel de la nuit, d’une sorte de nulle part inattendu, la mort arc-boutée sur le volant d’un bus jaune et bondé la fauchera, la projettera en l’air avant qu’elle ne retombe tête première sur le bitume râpeux où son crâne éclatera avec un craquement de noix qu’on écrase. En attendant, se profile devant elle une succession douce de quelques heures délicieuses capables, à elles seules, de remplacer volontiers les souvenirs de toute une existence ; car jusque-là, Rébecca a bien peu vécu, mais qu’à cela ne tienne, il est 04h39 et tout va bien pour la demoiselle. Elle dort, le visage posé sur l’oreiller. À ses pieds, un chat noir ronronne, s’étire et semble sourire, puis disparaît sous le lit.

Sur la table de chevet, un vieux réveil tique et taque les minutes dans l’obscurité, égrenant lentement le temps jusqu’à 05h43. À ses cotés un livre épais et grand ouvert, abandonné la veille. Lewis Carroll. Alice. Au pays des merveilles.

05h44 : dehors, la nuit, prête à détaler, se dégourdit les membres, taquinée par d’invisibles moineaux. Rébecca, elle, attend, les oreilles aux aguets, les jambes sur le qui-vive, que l’alarme l’invite à se lever mais, peu enclin à changer ses habitudes, le temps se prélasse et s'ankylose dans la pièce exiguë. Rébecca, à l’évidence, ne s’en formalise pas car attendre, elle sait le faire. C’est même ce qu’elle fait de mieux. En réalité, elle ne fait jamais rien d’autre. Elle attend, depuis une éternité maintenant, que les jours passent, filent en saisons, puis se tricotent en années. Elle est comme ça, Rébecca, désabusée. Elle vit seule, elle est vilaine. Ni compagnon, ni famille. Juste un chat indolent et quelques piles de vieux journaux entassés contre un mur. Ainsi, elle attend sans trop savoir ce qu’elle attend. Un changement, de l’imprévu, aime-t-elle à penser, qui finira bien par arriver mais rien ne presse ; chez elle, la patience est une seconde nature.

Tous les matins d’ailleurs, les yeux accrochés au plafond crépi et jauni de sa chambre, elle se réjouit que le réveil sonne six heures (ce qui ne manque jamais de se produire). Après, fichée sur l’unique tabouret de la minuscule cuisine, les pieds à vingt centimètres du sol, elle attend que le café coule, en pivotant de droite à gauche, puis de gauche à droite. Une fois le breuvage fumant avalé, elle bondit de son siège, s’éclipse derrière le rideau de douche craquelé, dans un coin de la cuisine, et n’en sort que lorsque les dix mètres carrés de son meublé sont plongés dans les vapeurs des effluves matinales. Parfumée au savon de Marseille, vaguement coiffée, elle jette en passant un œil à son reflet dans le rétroviseur lui tenant lieu de miroir, suspendu au-dessus de l’évier de la kitchenette. Elle grimace (toujours), se pince les lèvres et les joues jusqu’à ce qu’elles rosissent. Nouveau coup d’œil ? Verdict : pas terrible. Mine boudeuse suivie d’une autre grimace (un réflexe) et les yeux qui se mettent à rouler dans tous les sens. De l’évier à la penderie, de la penderie au lit, du lit à la poubelle, de la poubelle au rideau de douche, du rideau de douche à la fenêtre en bois vert, de la fenêtre en bois vert au rétroviseur. Stop ! Elle secoue ses boucles brunes, étire ses pommettes rondelettes, se tapote les joues et rechigne (souvent) à utiliser le stick de rouge à lèvres acheté en solde des mois auparavant. Alors, elle le caresse (parfois) avec son auriculaire pour s’en colorer les lèvres. Finalement, elle se trouve moins laide et même (rarement) un peu plus belle.

Une fois passé ce rituel futile et quotidien, elle sort acheter le journal au kiosque et un pain frais à la boulangerie. Nouvelle attente : la pancarte sur la porte indique « ouverture à 7h ». Il est 06h54. Inutile de s’impatienter : attendre, Rébecca sait le faire. Une fois de retour, elle n’enclenche pas la radio, ne passe plus devant le miroir, ne nourrit pas le chat et ne refait pas son lit. Elle s’assied, sur son tabouret pivotant, tartine de confiture à l’ananas des rondelles de pain grillé jusqu’à ce que la moindre parcelle en soit recouverte, avale machinalement chaque bouchée, les yeux suspendus au néant de ses murs blancs. Ensuite (systématiquement), elle se souvient qu’elle a acheté le journal oublié sur la commode à côté de la porte d’entrée. Un bond et retour à la petite table carrée qu’elle ne partage jamais avec personne. (Pourquoi ? Parce qu’elle est laide ? Probablement. Parce qu’elle attend de rencontrer la personne qui aurait envie de voir sa table ? Peut-être...) Assez brièvement ensuite, elle tente d’éplucher une rubrique ou l’autre mais très vite, ses yeux se mettent à cligner. De fatigue ? Oui, de fatigue. Rébecca, pour patiente qu’elle soit, a néanmoins l’œil paresseux. Ni myope ni astigmate, elle a tout simplement un regard fainéant, démissionnaire devant l’effort ; raison pour laquelle elle n’est jamais parvenue à décrocher le moindre boulot. Ni à entretenir la plus infime relation amicale ou affective. Elle fait partie de ces rares personnes qui sont dépourvues de toute faculté ou même d’envie de concentration oculaire. À la télévision, les images l’endorment ; à l’agence pour l’emploi, les formulaires à remplir la désespèrent ; au restaurant, les silhouettes de ses convives l’épuisent et dans l’intimité, avec les hommes, elle se lasse (se lasserait en vérité) en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. Pas qu’elle n’ait plus de projets, Rébecca : à vingt-huit ans, on a la vie devant soi ! mais ses yeux, eux, sont… blasés ? exigeants ? intraitables ? rêveurs ? Rêveurs, oui. De ces yeux qui souhaiteraient s’illuminer comme un arc-en-ciel cambré de part et d’autre de l’horizon pour mieux triompher d’un ciel capricieux. Et des yeux qui rêvent, ce sont des yeux absents, éteints : la vie, la vraie, est si terne et les rêves, lorsqu’ils finissent par se décolorer comme de vieux draps, deviennent éphémères chrysalides puis papillons qui s’envolent en noir et blanc pour aller mourir quelque part de l’autre côté de l’arc-en-ciel. Des regrets ? À peine. Des images, plutôt. Fugaces.

Ainsi, Rébecca attend tous les matins que son réveil sonne, que le café coule, que la buée recouvre les vitres, que la boulangerie ouvre, que ses tartines soient recouvertes de confiture à l’ananas, que son envie de lire les nouvelles l’abandonne et là, à partir de ce moment précis et étrangement immuable, sur le coup de 07h53, elle n’attend plus rien.

Pour le commander: Maddy Duchesne et g@rp, "L'une et l'autre", éditions Praelego, ISBN 9782813100320

vendredi 9 octobre 2009

L'une et l'autre


Il y a longtemps maintenant, j’avais des correspondants, des vrais correspondants je veux dire : on s’écrivait des lettres, des vraies lettres, de celles qu’on ne reçoit plus jamais aujourd’hui. J’étais jeune et chaque fois qu’il en arrivait une, c’était un petit bout de magie à ouvrir et à savourer. Maintenant, c’est différent : on ne reçoit plus que des factures et des publicités. Pour les lettres, il faut ouvrir sa boîte mails mais ce n’est plus la même chose, c’est de l’instantané, du vite fait, de l’éphémère que l’on ne peut pas ranger dans un tiroir. Bref, il y a quelques mois (et pendant quelques mois) j’ai écrit, avec un « complice », G@rp, un recueil de nouvelles qui rend hommage aux lettres de papier. Ça n’a pas été facile parce que 1000 km nous séparent. On s’est souvent crêpé le mail mais, avec un peu d’obstination, on y est arrivé et voilà : c’est l’histoire d’une femme seule et triste qui est persuadée qu’un écrivain reclus est le seul capable de lui rendre le sourire. Elle le harcèle, le force à écrire et, au bout du compte, c’est elle qui écrit…

Le livre est disponible dès lundi en commande chez votre libraire ou sur Internet. Ça s’appelle « L’une et l’autre » et c’est aux éditions Praelego.

Je vous mets le prologue qui, comme la couverture, résume bien l’histoire. Une précision quand même : c’est un peu fleur bleue mais, comme me le disait G@rp, c’est d’abord du rêve, rien que ça et surtout c’est sans prétention. Si ça vous dit…



Prologue


L’univers. Silencieux. La voie Lactée. Des étoiles. Par milliers. La Lune. L’atmosphère. La Terre. L’Europe. La France. Le Sud. Marseille. Un été finissant. Une colline. Une maison sur la colline. Un homme dans la maison. Seul. Une bibliothèque. Un bureau. Silence. Une fenêtre à croisillons. Un jardin. Grand. Un parc. Ombragé par endroits. Dépouillé. Quelques massifs mal entretenus. Un banc de pierre. Pas de clôture. Un étang. Un peu d’herbe folle. Beaucoup de terre battue. Le chant d’un oiseau. Une tombe. Et puis plus rien. Au-dessus un escadron de nuages soufflés vers le Nord. Le vent levé. Timide d’abord. Furieux ensuite. Début de tempête. Accalmie déjà. Rayons de soleil. Nouveau silence. Qui se propage. Vers le Nord. Paysages. A perte de vue. Cartes postales. Montagnes. A la chaîne. Vallée. Champs. Cultivés. En jachère. A vendre. A bâtir. Agglomération. Villages. Petits. Un peu moins. A l’abandon. Repeuplés. Renaissants. Agglomération encore. Toujours. Fleuves. Écluse. Pluie fine. Élevages. Pont. Autoroutes. Agglomérations. Vallées. Rayon de soleil vertical. Vallée. Une autre. Route arborée. Ruisseau enjambé. Pont en ruine. Arc-en-ciel. Voie ferrée. Autoroutes. En croisement. Voitures. Véhicules. En tout genre. Des millions on dirait. Pluie battante. TGV. En ligne droite. La Meuse déjà. Sillonnant les plaines. Triste et grise. Charriant ses éternelles péniches. Forêt. Plusieurs. Sur des collines. Qui se font vallons. Wallonie alors. Collines encore. Et sidérurgie. Corons. Terrils. Fumée. Cheminées. Vapeurs d’eau. Automne. En avance. Et ciel résigné. Tout de gris paré. La Meuse à nouveau. Qui se glisse dans Liège. Pays des gaufres. De Simenon. Une maison. Ici aussi. En bordure de colline. Espace. Verdure. Une femme. Seule. Dans sa cuisine. Puis dans le jardin. Regard vers le ciel. Décoloré. Souvent. Averse de pluie. Détonation au loin. Coup de tonnerre sûrement. Des voix remontant la rue. Retour dans la cuisine. Fenêtre fermée. Table. Toile cirée. Machine à écrire. Tic tic tic tic tic…

mercredi 7 octobre 2009

Je disais donc





Je suis débordée (les enfants, le boulot, les animaux, le mari...) mais bref, avant d'oublier:





http://arobasestrategique.wordpress.com/2009/10/07/en-resume-sous-peu-et-bientot/#more-308

mardi 29 septembre 2009

Pas de titre

Comme au cinéma

Un camion dans le virage. Ses roues dans la flaque. Le pantalon de Marika éclaboussé. Elle se lève du muret sur lequel elle désespère depuis deux heures. Elle a mal aux fesses et aux genoux ; elle s’étire puis constate les dégâts. Scandalisée, elle persifle pour elle-même tout le mal qu’elle pense de ces chauffards. Aucune considération pour les piétons ! Aucun égard pour leur vulnérabilité, surtout lorsqu’il pleut. Depuis quatre jours le ciel n’a de cesse de s’essorer sur le paysage vallonné. Pas d’amélioration prévue avant le lendemain…

Elle se rassoit, dépitée. Encore soixante kilomètres à parcourir, soixante kilomètres avant Bastogne… Avant ce soir. Ce soir, ce soir, songe-t-elle en passant une main sur son jeans pour faire disparaître les projections boueuses… que la toile dilue en aquarelle baveuse. Pas d’amélioration. Puis un regard délavé vers sa chaussure droite naufragée sur le mur : talon claqué. Un autre vers sa voiture, échouée sur le bas-côté : moteur noyé. La pluie s’intensifie. Non, décidément, aucune amélioration. Ce soir, elle n’y sera jamais…

Un dernier coup d’œil las à son poignet : 14h30… Déjà ?

Si au moins il lui avait donné le temps de repasser par son appartement, elle aurait pensé à prendre un imperméable digne de ce nom et un parapluie. Les imprévus, ça arrive. Mais non, c’était urgent comme toutes les missions qu’il lui confiait. Urgent, à livrer avant dix-huit heures, dépêche-toi, il avait dit, le patron, en la poussant gentiment hors de son bureau. Pour la forme, elle avait objecté un « Mais enfin je… » que lui, fidèle à son tempérament, avait aussitôt récusé d’un vague « Bien sûr bien sûr… » La porte s’était refermée. Appel de l’ascenseur. Ding. Encore une porte. Un autre ding et le bâtiment l’avait recrachée en plein déluge avec la grosse enveloppe calée sous son bras. Tête baissée, épaules rentrées, elle avait plongé dans son antique Ford arthritique et récalcitrante au démarrage par temps humide. Clignotant à gauche pour signifier sa manœuvre aux automobilistes sur le boulevard puis le tunnel de Cointe bientôt, et ses éternels encombrements. Sur les ondes, de vieilles chansons qu’elle n’écoutait pas. Les essuie-glaces et leurs allers-retours lancinants sur le pare-brise asséché, la lumière de ses phares écarquillée sur le véhicule devant. Enfin, sortie du tunnel. La route qui s’était tracée, centimètre par centimètre. La musique interrompue par un flash info. Perturbation au centre-ville. Agriculteurs en colère. Sondage d’opinion publique. Premier ministre en hausse. Riposte de l’opposition. Interview d’un professeur agressé. Colère des étudiants… Grésillements. La pluie quand elle vous coupe du monde… Température en baisse à l’extérieur. L’hiver en avance, toujours plus long, plus froid. La pluie martelait en dérouillée la tôle de son carrosse rouillé. Des salves ininterrompues de ploc ploc ploc tellement bruyants que Marika avait fini par ne plus les entendre.

Sonnerie aigrelette au fond de sa poche. Le patron. Qui d’autre ? Si la porte est fermée quand tu arrives, tu glisses dans la boîte, ok ? Pas chez le concierge. Dans la boîte. Le concierge, tu t’en méfies ; la boîte, elle est sûre, il avait soufflé dans le téléphone avant de raccrocher sans écouter ses « oui oui ». Le portable, elle l’avait refermé d’un clac et jeté sur le siège passager. Aussi vite, il s’était remis à sonner. Elle ne voulait plus l’entendre, ni le téléphone, ni le patron. Il lui suffisait de penser « Je n’entends rien » et c’était le silence.

Quand la circulation s’était enfin fluidifiée, elle avait pu gagner la périphérie en quelques minutes.

Les yeux braqués sur la route rectiligne, elle avait éventré le décor figé des Ardennes en se remémorant les vacances d’été de son enfance : sa mère, son père, le chien et ce chalet rudimentaire où il ne se passait jamais rien d’autre que du temps et de la pluie, du soleil parfois, des journées torrides qui n’en finissaient pas. L’été quand il s’éternise…

Subitement, le moteur de la vieille Ford avait décidé de claquer, là, en plein nulle part, au bord d’un champ cerné de barbelés. Une fois, deux fois, vingt fois, elle avait tenté de le relancer. En vain. Alors, elle avait marché, à peine quelques mètres, et son talon droit s’était décroché de la semelle. Clac. Cassé net. Un muret le long de la route. Elle y avait pris place en maudissant la campagne et toutes les urgences. Appel à un dépanneur. La pluie revenue. L’attente. Le camion. Son pantalon souillé, cette enveloppe à livrer. Et soixante kilomètres. Avant ce soir. Ce soir…

Sur la route, personne : seulement le temps comme passager et l’averse pour conversation.

Nouvel appel au dépanneur. Pas de réponse. Exaspérée, elle se lève, retire son manteau de laine puis son pullover qu’elle enroule autour de sa tête. Elle a froid. Ses longs cheveux ramassés dégoulinent dans sa nuque qui frissonne. Elle remet le manteau qu’elle boutonne jusqu’au menton et en relève le col pour protéger ses oreilles avant de s’enfoncer dans la pluie.

Trois kilomètres.

Un bistrot à flanc de falaise, dans un virage : « Chez Mona ». Elle pousse la porte, libère ses cheveux qu’elle remet en place avec ses doigts. Manteau retiré, posé sur un siège où elle s’affale avec un bruit de serpillière trempée. Elle a toujours aussi froid alors elle se frotte les mains comme si ce geste allait suffire à la réchauffer. À côté d’elle, une grande vitre défiée par la pluie glacée. Marika détourne le regard vers la salle. Vide, triste. Une vieille dame assise dans un fauteuil roulant dort, une photo tombée de ses mains jointes sur ses genoux. Derrière le comptoir éclairé par des lampes tempête suspendues au plafond, une autre dame, la patronne sûrement, épluche des oignons, se mouche, épluche encore. On dirait qu’elle pleure :

- Ça pique aux yeux, elle explique. Qu’est-ce vous voulez boire ?

- Deux chocolats chauds…

La femme a l’air mauvais. Au-dessus de sa bouche crispée, ses yeux rougis épluchent ceux de Marika qui baisse la tête. Au fond de la salle, depuis le coin sombre où elle est remisée, la vieille s’est éveillée et gémit. Elle a faim ; elle veut sa soupe à l’oignon. La patronne l’insulte. Tu fais chier, la morue ! elle grogne en serrant les mâchoires. Marika s’indigne mais demeure comme en prière ou à confesse, jusqu’à ce que les chocolats arrivent. Elle dit merci. La patronne répond quatre euros.

- J’en ai pour un bout de temps, je vous paierai après.

- Ma soupe ? s’inquiète l’autre dans son fauteuil.

- Ta gueule, maman !

- Et ma soupe ? elle répète, la mère, avec un regard d’aveugle.

- Qu’est-ce qu’elle croit ? Qu’la soupe elle se fait toute seule ? elle demande, Mona, en prenant la cliente à témoin, une cliente figée, de plus en plus mal à l’aise, le nez dans ses chocolats chauds.

Après un haussement d’épaules bougon, la patronne regagne sa place, son comptoir, son épluchage haché de reniflements. Et de l’autre côté de la fenêtre, toujours cette pluie qui brouille le paysage.

Marika peut enfin exhaler sa contrariété d’un souffle profond. Sur la table, les chocolats fumants tourbillonnent tandis qu’une odeur d’oignon et de céleri valse avec celle, poussiéreuse, du bar. Le téléphone dans la poche de son manteau l’interpelle. Le patron encore : Bon t’es où là ? Dans un bistrot ? Tu te fous de moi ? Avant dix-huit heures, je t’ai dit ! Je te l’ai dit, quand même ! Oui, alors pourquoi t’es dans un bistrot ? Tu prends ta voiture et tu fonces. C’est urgent, merde ! Comment ça t’as plus de voiture ? Et les dépanneurs, les taxis, c’est pas fait pour les chiens. L’enveloppe, bordel ! Marika fait « oui oui » puis raccroche avant de fouiller dans son sac à main. Mon portefeuille ! elle s’exclame. Quoi vot’ portefeuille ? elle renifle, la patronne. Nouveau soupir et regard englué dans la vitre, la jeune femme ne répond pas. Des jeunes gens sur des mobylettes pétaradantes déchirent la chaussée grasse, passent, disparaissent après le virage. Silence pluvieux.

J’ai faim, elle se dit en déballant deux biscottes qu’elle trempe dans le chocolat. Message sur son portable : « T’es partie, j’espère ? » Elle veut répondre mais la porte s’ouvre, aspirant les bourrasques.

Un homme, la cinquantaine fièrement affichée, entre sous les yeux médusés des trois femmes. Veston noir impeccablement repassé, cheveux grisonnants balayés vers le sommet de la tête et sacoche en cuir qu’il dépose sur le comptoir de façon maniérée : une gravure de mode que la pluie n’aurait pas détrempée. Une bière, il dit en saluant Mona qui actionne aussitôt la pompe et le sert sans un mot.

Marika se demande ce que les hommes peuvent bien ranger dans leur sacoche... puis se souvient de l’enveloppe, vérifie qu’elle ne l’a pas perdue, l’effleure d’un doigt curieux avant de la déposer sur la table, à côté des tasses vides.

Qu’est-ce qu’il y a là-dedans ? Et dans toutes celles qu’elle a déjà livrées ? Elle n’en sait rien, n’a vu que des portes, parfois des silhouettes qui ont tendu la main pour s’emparer des enveloppes avant que les portes, toujours, ne se referment. Le reste du temps ? elle tape des lettres et des rapports de ventes nébuleuses. Des objets d’art, des antiquités, des choses et d’autres auxquelles elle ne comprend rien. Elle a une bonne orthographe et son permis de conduire ; c’est tout ce qu’il lui avait demandé avant de l’engager.

Depuis le comptoir, le client la salue d’un signe de tête. Intimidée, Marika ne répond pas alors il s’avance, son verre de bière à la main. Il dit, Je peux m’asseoir ? et il s’assied, dépose sa sacoche contre un pied de sa chaise. Dans son fauteuil, la vieille pleure à petits cris étouffés. Elle veut sa soupe, rien que sa soupe, après elle se taira. La patronne tempête une réprimande et l’autre se cache la tête dans ses mains osseuses. Elle pleure sans bruit à présent.

- Je suis là pour l’enveloppe, annonce l’homme.

- Ah bon ? s’étonne Marika en la plaquant contre elle d’un geste vif. Le patron ne m’a rien dit. Il faut que je l’appelle.

- Le patron ? Quel patron ?

Ses bras croisés traduisent un soupçon de méfiance.

Marika, elle panique. Le patron ne fait jamais ça, envoyer des gens. C’est toujours elle qui se déplace, qui frappe aux portes. Les hommes aux cheveux gominés vers l’arrière, elle ne sait pas si elle peut leur faire confiance. Depuis le temps qu’elle fait ce boulot, elle a compris, vaguement, que le contenu des enveloppes ne doit pas être très honnête alors elle se crispe, fait défiler dans sa tête des scénarios de mauvais films. Elle dit, Qui êtes-vous ? Et l’homme répond, Je suis Christian, le fils de Christian. Marika tressaille, s’enfonce dans son siège. Un truand ! elle se retient de crier.

- C’est bien vous la fille que j’ai eue au téléphone hier soir ? il dit en claquant des doigts pour appeler Mona.

- Non.

- Mais vous êtes brune et plutôt petite, vous êtes ici et vous avez une enveloppe.

- Oui.

- Alors l’enveloppe, elle est pour moi. Dedans, il y a les dessins de mon père. Il est mort, voyez-vous, quand j’avais deux ans et aujourd’hui ses dessins valent une petite fortune. Je les rachète avant qu’ils ne soient hors de prix. C’était mon père quand même.

Abasourdie, Marika ne répond rien et laisse la patronne prendre la commande. Christian-fils-de-Christian commande un moules frites en interrogeant sa voisine de table du regard. Elle a faim, oui, elle laisse entendre en plissant les yeux. Elle dit, J’ai perdu mon portefeuille, mais il n’entend pas. Il fait ajouter deux vins blancs qui leur sont servis aussi vite. Marika savoure son verre à petites gorgées : on dirait qu’elle lape. Même si ça râpe un peu elle se force, parce que des vins blancs, on ne lui en offre pas tous les jours. Un silence s’installe, alors elle repense à l’enveloppe, à tous ces plis dont elle ne sait rien, puis aux hommes qu’elle a aimés et dont elle ne savait rien non plus. Les hommes, on les aime et on ne sait pas pourquoi ; après, ils s’en vont et on n’en sait pas davantage… Et celui-là, elle se dit en accrochant la serviette sous son menton, peut-être pourrait-elle l’aimer un peu ? Sans rien demander, l’amour les surprendrait là, à l’entrée des Ardennes, à flanc de falaise, dans un virage, chez Mona. Après, ils oublieraient…

L’heure tourne, doucement. La pluie l’escorte, répandant sur le paysage ardennais ses senteurs boisées. Le café est plein de courants d’air. La musique dans la salle se met à murmurer. La vieille sourit, les yeux dans sa photo, la soupe à l’oignon dans l’estomac. Flash météo : un orage arrive sur le sud du pays. Il sera violent. Peut-être parce qu’ils le sont souvent, les orages, violents. En tout cas mieux vaut être prudent. Marika s’inquiète un peu plus et rappelle le dépanneur. Il ne viendra pas. Elle s’offusque, Comment ça, vous ne viendrez pas ? L’homme se lamente dans le téléphone : tombé en panne lui aussi. Le comble, la cerise sur le gâteau, la goutte d’eau qui fait déborder le vase ! Pas d’amélioration, ça non, toujours pas ! Elle raccroche, arrache la serviette, la jette au milieu de la table. Christian deuxième du nom roule des prunelles dans tous les sens. Il y a un problème ? Non, pas un problème, une averse de problèmes. Il faut qu’elle appelle le chef, et un taxi mais elle n’a pas d’argent. Elle n’ose pas lui dire, pour l’argent. Ni pour les problèmes.

Christian voit une larme sur sa joue. Il dit, Si je peux faire quelque chose… Elle explique, finalement, après une longue inspiration pour se donner du courage. Il comprend mais ne peut rien faire. Il n’a pas le temps de rouler jusqu’à Bastogne. Si elle avait eu avec elle les dessins de son père, il aurait fait un effort, sûrement oui, il l’aurait fait, mais elle ne les a pas. C’est vrai, elle murmure, je ne les ai pas. Pas d’amélioration...

Ils terminent le repas en silence. Mona lustre ses verres en mâchant du chewing-gum tandis que sa mère poursuit sa digestion sans cesser de caresser sa photo. Mona a poussé son fauteuil devant une des fenêtres. C’est comme au cinéma, elle a fait, la vieille. Christian mange avec appétit.

En le voyant décortiquer ses moules, Marika repense à tous les hommes pour lesquels elle a cuisiné mais qui sont quand même partis. Malgré ses maigres ressources, elle avait toujours fait de son mieux, des petits plats mijotés, des recettes trouvées au hasard des magazines et qu’elle recopiait sans les acheter. C’est sa mère qui répétait toujours, Les hommes, on les tient par le ventre, mais ils partaient quand même. Les hommes…

Dehors, le ciel rassemble ses troupes de nuages pour une nouvelle offensive. Rusée, la pluie se fait plus fine, rebondissant de-ci de-là dans les flaques et contre les vitres. Un peu de répit. Soudain, surgie du crachin, une femme, petite et brune, traverse la route, s’approche du bistrot. Christian bondit de son siège mais déjà la femme s’éloigne et disparaît dans le virage.

Vous avez pu voir si elle avait une enveloppe ? il dit. Non, répond Marika en croquant une frite. Sans demander son reste, il s’essuie la bouche avec une délicatesse pressée, abandonne la serviette au milieu de son assiette et s’empare de sa sacoche avant de s’élancer. Je reviens tout de suite ! il clame en claquant la porte. Marika prend son air ahuri ; l’horloge au-dessus du bar s’affole, ses aiguilles tournent en rond mais Christian, fils de Christian, ne revient pas.

Le téléphone se souvient de Marika qui décroche en gonflant ses joues. Ça y est ? Non ? Comment « non » ? Merde, Marika ! Je te paie pas pour siroter des vins blancs dans les bistrots. Si tu te dépêches pas de livrer cette p… Ok, je reste calme. Tu... tu vas régler tes consommations bien gentiment et… Comment ça, t’as pas d’argent ? Tu le fais exprès, là, c’est pas possible ! Tu te débrouilles comme tu veux mais tu touches pas à l’enveloppe, t’as compris ? dix-huit heures, après je suis un homme mort, tu entends ? Clic.

Quand rien ne va plus…

Elle coupe la sonnerie de son portable et le fourre au fond de son sac. Mona a compris, aucun doute, parce qu’elle lui lance des yeux méchants et plein de reproches. J’ai besoin d’un taxi, fait Marika, en s’approchant du comptoir. Sans blague ? ricane la patronne en lustrant les pompes à bières, et vous avez de quoi payer vos consommations et celles de votre ami ? Marika pense, C’est pas mon ami, mais s’abstient de le dire. Dans son dos : des perles de sueur. Elle a chaud maintenant. Bientôt dix-sept heures. Pas d’amélioration. Alors, foutu pour foutu, elle se lance et dit, C’est pas mon ami, avant de retourner s’asseoir. La mère, devant sa fenêtre, applaudit le maigre rayon de soleil qui perce les premières lignes de front de l’orage. C’est comme à la mer, elle dit, le visage croqué par un sourire enfantin.

- Tu la fermes, s’il te plait ? grogne Mona en allumant derrière elle la télévision qu’elle met en sourdine.

- Un verre d’eau. J’aimerais un verre d’eau, supplie Marika depuis son siège. Du robinet.

- Quand vous aurez payé le reste !

- Bravo le soleil ! claironne la vieille dame en dodelinant de la tête.

- C’est l’heure de sa piqûre, c’est pour ça qu’elle s’agite, confie Mona en traversant la salle, un torchon sur l’épaule.

Dans son sac, le téléphone de Marika vibre. Elle l’ignore, préférant nier ce qui risque de lui arriver. Dans les films aussi, pour les filles naïves, aucune échappatoire. C’est comme ça, ça sert à donner des leçons aux autres, la naïveté. Quand le patron lui aura trouvé une remplaçante, il ne se gênera pas pour lui répéter, Surtout tu fais pas comme l’autre, à boire des vins blancs dans les bistrots quand t’as une enveloppe à livrer ! La fille, forcément, elle cherchera à savoir ce qu’il y a dans ces étuis de papier alors le gars, il froncera les sourcils, Te mêle jamais de ça, tu entends ? Jamais ! et, comme elle, la fille ne posera plus de questions. Elle sera un peu moins naïve, jamais en retard. Pour l’autre, ça s’améliorera peut-être, puisqu’il lui aura fait la leçon. Peut-être…

Finalement, Mona prend pitié en la voyant de dos, plaquée contre la vitre. Elle se dit, Elle regarde pas le soleil, celle-là ; elle a des soucis, et elle lui apporte un verre d’eau trouble, comme ça, sans savoir pourquoi. Mona, elle n’a aucune gentillesse au creux des joues mais parfois, il lui en pousse au fond des yeux. La cliente, elle l’a regardée parce qu’il n’y avait qu’elle et sa mère, qu’elle s’en va piquer dans la cuisine. Ça la calme ; elle a moins mal à ses articulations et on ne l’entend plus brailler. Au moins une amélioration…

Quand Mona a poussé le fauteuil jusqu’à l’arrière-boutique, la vieille s’est débattue, a agité les bras et la tête. La photographie lui a glissé des mains sans qu’elle s’en rende compte. Marika l’a ramassée. Personne ne l’a vue.

Elle regarde, hébétée, et découvre quelques centimètres carrés de sable. Rien d’autre. Pas de plage. Pas de silhouette. Pas de ciel. Du sable. Seulement du sable. Doré. Elle écarquille les yeux, cherchant dans l’image ce qui peut bien mettre cette femme usée dans cet état, et soudain elle comprend. Cette photo, c’est un souvenir, qui n’appartient qu’à la mère, qu’elle emportera, où qu’elle aille quand elle quittera ce café miséreux. Marika réalise alors, et s’effondre à même le sol, en larmes et une main sur la bouche. Des souvenirs à elle, bien à elle, elle n’en a pas. Depuis toujours elle agit, donne sans jamais recevoir. Sauf des déceptions qu’elle amasse à la pelle pendant que les autres remplissent leurs coffres au trésor. Elle donne son temps autant que son amour, sans reprise ni échange, et il ne lui reste rien, jamais, excepté des regrets qu’elle ravale aussitôt. Elle donne et elle oublie jusqu’à s’en oublier elle-même. Aujourd’hui pourtant, c’est la mère de Mona qui lui offre un souvenir, un souvenir comme les deux chocolats chauds qu’elle a commandés tout à l’heure en entrant, Marika – ces deux chocolats qui l’ont réchauffée.

Elle ne pleure plus, Marika. Dans sa tête, le soleil l’emporte sur l’orage de ses pleurs tandis que sur son visage, un rayon de sourire apparaît.

Dix-huit heures. Marika sur la route. L’esprit aussi léger que son sac à main. Adieu portable, adieu passé et ad patres, le patron – bien qu’elle soit certaine que, dans l’urgence, il ait trouvé le moyen de s’en sortir vivant. Elle chantonne un air guilleret qu’elle invente au fur et à mesure de ses pas qui l’éloignent de Bastogne, où elle n’ira pas ce soir. Non, ce soir, elle s’offre davantage qu’une amélioration, Marika : un nouveau départ. Vers Liège et tout ce qu’elle a oublié d’y vivre, autrefois (il n’y a pas si longtemps et pourtant) aveugle qu’elle était, paralysée aussi, comme dans le fauteuil roulant de sa vieille Ford qu’elle vient de dépasser sans remord ni regret.

Depuis trois kilomètres, elle tourne le dos au bistrot, au virage, au flanc de la falaise, mais jamais, non, jamais elle n’oubliera. Elle ne sera pas la seule.

Dans sa poche, ses doigts caressent une photo dont elle n’a aucun mal à éprouver le grain tandis qu’au même instant, derrière elle, là-bas, des doigts plus osseux que les siens effleurent avec une délicatesse tremblante une enveloppe riche de promesses et de voyages. Destination grains de sables. Destination nouvelle vie, au bord d’une plage, sous les tropiques. C’est comme au cinéma ! claironne la vieille dame en riant aux éclats. Et si Mona pleure, les oignons n’y sont pour rien.

Dix-huit heures. Sur la route, Marika s’immobilise tout à coup.

Elle revient sur ses pas, ôte sa deuxième chaussure et la pose sur le muret, à côté de celle au talon cassé il y a des siècles, on dirait.

Dix-huit heures et deux minutes. Marika, sur la route, pieds nus, regarde le soleil.


Maddy (avec la complicité de g@rp pour la chute)

dimanche 27 septembre 2009

Bientôt







La solitude parfois, elle est insensée...

Philippe Renard




vendredi 25 septembre 2009

L'homme qui valait 35 milliards


Nicolas ANCION, "L'Homme qui valait 35 milliards", Luc Pire, 2009.


Aujourd’hui, mon fils aîné avait une composition à rédiger pour le cours de français. Il devait évoquer son « autobiographie de lecteur », autrement dit, écrire en deux pages tous ses souvenirs liés à la lecture. Il m’a demandé : « Je peux parler des livres dont je suis sûr de me souvenir longtemps, évoquer mes futurs souvenirs ? » J’ai dit oui, très bonne idée ! pace que les livres, c’est un peu comme les gens : il y en a qui nous marquent et qu’on garde en nous longtemps et même, il y en a qu’on n’oubliera jamais.


Celui-ci, je le sais, je ne suis pas prête à l’oublier. Je vous explique ? Ok, lisez-moi juste cette phrase :


« Ce qui m'intéresse, moi, c'est de savoir combien vous valez, vous, dans ce monde-ci. Vous et rien que vous. Ça m'intéresse de savoir à combien exactement vous vous estimez. »


Je pourrais m’arrêter là : ces derniers jours, je suis débordée, ça m’arrangerait bien et, franchement, cette phrase, à elle toute seule, elle donne envie d’ouvrir le livre, pas vrai ? Je l’ai donc ouvert et lu… Et je peux vous assurer que ce serait vraiment dommage de ne pas en parler plus longuement.

Ça vous gêne si on fait la causette sans tralala ? Que vous n’ayez pas l’impression de lire une chronique de roman mais qu’on fasse plutôt comme si vous étiez en face de moi et qu’on papotait, là, maintenant, en fin de journée… Parler d’un livre autour d’un décaféiné, oublier le train-train, le boulot, la crise… La crise, justement, il en est beaucoup question dans ce roman, pas cette crise récente, dont - paraît-il - on est sortis récemment, mais l’autre, la vraie, la sournoise, celle qui s’insinue depuis quelques années maintenant dans la société moderne, celle contre laquelle nous, petites gens, on ne peut rien. La crise due au capitalisme donc, celle qui donne le droit aux grosses fortunes de racheter les usines, les entreprises pour mieux les casser par la suite, celle qui donne à quelques magnats de la finance des airs de bon dieu et qui, un jour, fait écrire dans les romans « Une merde encore plus terrible, qu’on n’aurait jamais dû engendrer. Tu te rends compte du pouvoir que tu as ? Tu es un des quelques gars qui, à eux seuls, peuvent changer le cours des choses pour des milliers de personnes. Dans un monde où tout se mesure en argent, ta fortune, c’est un pouvoir divin » (p.122)

La crise donc… et encore, tout le long du livre et pourtant, à aucun moment de l’histoire ne transparait un réel sentiment de morosité. Comment c’est possible ? Ah ! ça… n’est pas écrivain confirmé qui veut… Comment peut-on aborder un thème aussi pénible et démoralisant avec légèreté et profondeur à la fois, avec simplicité et cynisme (je n’aime pas ce mot, j’en cherche un autre) ? Peut-être, sûrement, parce qu’on y met de la rage et de l’amour en même temps. L’histoire se passe à Liège et, on le sent bien, l’auteur nous livre quelques petits pincements au cœur quand il nous raconte l’histoire de Richard, un artiste liégeois sur le déclin. Ému par le cas de ce pauvre Octavio qui perd son emploi dans les hauts-fourneaux, il décide de kidnapper Lakshmi Mittal, une des quatre plus grandes fortunes mondiales, et de lui faire vivre d’improbables péripéties. Il embarque dans son périple une équipe encore plus improbable : équipe de télévision (et là, je ris en me souvenant de certains passages !), comédiens-kidnappeurs… Et là, franchement, ce serait dommage que vous passiez à côté de ces aventures complètement « surréalistes ». Dans la masse de livres sortis à l’occasion de la rentrée littéraire, c’est sûrement le plus étonnant.

Donc il est complètement inattendu (un bon point déjà). Il va aussi un peu à l'encontre de tous ces romans portés aux nues par les critiques littéraires (et là, je dis : bien joué !)si , tous ces livres et ces auteurs qui se vendent bien (parce qu’il écrive toujours la même chose ? …). Il est drôle aussi, émouvant, triste, engagé et résigné par moments, bien construit, intelligent (un livre intelligent, ça existe!) Intelligent parce qu'il soulève tant de questions, parce qu’il n’a pas la prétention d’apporter des réponses (quoique…), parce qu'il a l'audace d'être optimiste et désabusé à la fois, qu’il dénonce et humanise un peu la société capitaliste (Mittal, on finit presque par le plaindre…), intelligent aussi parce qu'il parvient à nous lier à une foule de personnages, des anonymes que l'on pourrait croiser, en quelques lignes, quelques pages. Mais que de portraits attachants dans ces récits enchâssés, dans ces fragments d’existence qui finissent par se croiser! Que de passages j’ai dû relire parce que waw !


Et puis il y a la ville de Liège, que je connais bien, formidablement mise en scène. D’ailleurs, on ne lit pas quand on est dans "L'homme qui valait 35 milliards": on se promène, on oublie le papier et les pages tournées. C'est magique, toutes ces descriptions discrètes et tellement poétiques à la fois, elles m'ont ravie! Et puis surtout, il y a l'histoire: il fallait une certaine audace et une incroyable imagination pour y penser. Je ne vais pas répéter ce qui a déjà été dit sur ce livre (les critiques commencent à pleuvoir un peu partout), juste vous dire qu'on a là un tout bon roman, un roman différent de ce qui existe déjà et puis quel talent pour l'écriture! Bon sang quel talent il a, ce Nicolas Ancion!


Un gros coup de cœur (je me répète) pour les portraits de ces « anonymes » qui ponctuent le texte. (Un coup de cœur et presqu’une larme à l’œil).
Page 28 ? Pour quoi faire ? Quelques auteurs, vous le savez bien, sont « hors concours », n’ont pas besoin du test de la page 28

Pages 24-25 donc. (C’est un de ces récits enchâssés qui, à eux seuls, pourraient former une histoire. Mais attention, on garde en tête que le style de ces digressions est tout à fait différent du reste du texte. Le reste est franchement drôle et savoureux ! J’ai choisi cet extrait pour la beauté du texte, sa poésie et cette vérité souvent pesante qu’il charrie.)

Tu habites le quartier le plus laid du monde, tu te le dis souvent, tu te le disais déjà le jour où tu as emménagé avec ta femme mais tu croyais que c’était provisoire, que tu trouverais mieux bien vite, puis tu as emprunté pour le lave-vaisselle, le micro-ondes, la télé couleur puis la télécommande puis la télé géante, puis celle à écran plat, sans parler du home-cinéma et de l’abonnement à la télé câblée. Chaque objet que tu rajoutais dans ta maison était un barreau de plus que tu scellais pour te garder prisonnier de cette rue ouvrière, murs de brique brune, façades répétées jusqu’à l’horizon, jardinets sous anti-dépresseurs avec vue sur le jardinet du voisin. C’est ton coin de paradis, droit sorti de l’enfer que tu ne quittes même plus dès que tu rentres chez toi. Il pleut presque tout le temps et quand le soleil revient, c’est la poussière de la cokerie ou de l’aciérie qui poudroie tes n mètres carrés de jardin. Tu as déjà pensé à te jeter dans la Meuse mais tu as des enfants et puis tu l’aimes ce fleuve, il t’apaise, tu le regardes glisser, immobile au pied des lourdes industries et tu te calmes, tu es une péniche, tu es un remorqueur, un bateau à fond plat qui descend vers la Hollande ou le canal Albert, tu rêves de bateau, de maison sans attache, allant de pont en pont, sur les longs fleuves d’Europe, rejoindre l’Italie, voir enfin le village ou le peu qu’il en reste, regarder le linge qui sèche, suspendu entre le bastingage et le petit bout de mât, siffler entre tes dents, écouter le temps qui passe et s’en va vers la mer. Tu rêves, tu rêves encore. Tu rêves toujours en allant au boulot, tu voudrais t’échapper mais tu ne le peux pas. Tu as déjà du mal à t’en sortir en bossant toute l’année ; si jamais tu t’arrêtes, tu es mort. Tu ranges ta voiture sur le parking et tu sors en traînant
les pieds.

(Extrait de Nicolas Ancion, « L’homme qui valait 35 milliards »)