samedi 10 octobre 2009

L'une et l'autre: un extrait

Rébecca au pays du sommeil

Il est 04h37 et aujourd’hui, Rébecca doit mourir. Elle l’ignore encore parce qu’elle dort, lovée dans ces draps délavés qui la bercent depuis l’enfance. Ce n’est que plus tard au cours de cette journée printanière à venir, ensoleillée et insouciante qu’elle apprendra la terrible nouvelle. Pour être exact, ses yeux se fermeront une dernière fois à 21h22 quand, surgissant de la gueule béante et enténébrée du tunnel de la nuit, d’une sorte de nulle part inattendu, la mort arc-boutée sur le volant d’un bus jaune et bondé la fauchera, la projettera en l’air avant qu’elle ne retombe tête première sur le bitume râpeux où son crâne éclatera avec un craquement de noix qu’on écrase. En attendant, se profile devant elle une succession douce de quelques heures délicieuses capables, à elles seules, de remplacer volontiers les souvenirs de toute une existence ; car jusque-là, Rébecca a bien peu vécu, mais qu’à cela ne tienne, il est 04h39 et tout va bien pour la demoiselle. Elle dort, le visage posé sur l’oreiller. À ses pieds, un chat noir ronronne, s’étire et semble sourire, puis disparaît sous le lit.

Sur la table de chevet, un vieux réveil tique et taque les minutes dans l’obscurité, égrenant lentement le temps jusqu’à 05h43. À ses cotés un livre épais et grand ouvert, abandonné la veille. Lewis Carroll. Alice. Au pays des merveilles.

05h44 : dehors, la nuit, prête à détaler, se dégourdit les membres, taquinée par d’invisibles moineaux. Rébecca, elle, attend, les oreilles aux aguets, les jambes sur le qui-vive, que l’alarme l’invite à se lever mais, peu enclin à changer ses habitudes, le temps se prélasse et s'ankylose dans la pièce exiguë. Rébecca, à l’évidence, ne s’en formalise pas car attendre, elle sait le faire. C’est même ce qu’elle fait de mieux. En réalité, elle ne fait jamais rien d’autre. Elle attend, depuis une éternité maintenant, que les jours passent, filent en saisons, puis se tricotent en années. Elle est comme ça, Rébecca, désabusée. Elle vit seule, elle est vilaine. Ni compagnon, ni famille. Juste un chat indolent et quelques piles de vieux journaux entassés contre un mur. Ainsi, elle attend sans trop savoir ce qu’elle attend. Un changement, de l’imprévu, aime-t-elle à penser, qui finira bien par arriver mais rien ne presse ; chez elle, la patience est une seconde nature.

Tous les matins d’ailleurs, les yeux accrochés au plafond crépi et jauni de sa chambre, elle se réjouit que le réveil sonne six heures (ce qui ne manque jamais de se produire). Après, fichée sur l’unique tabouret de la minuscule cuisine, les pieds à vingt centimètres du sol, elle attend que le café coule, en pivotant de droite à gauche, puis de gauche à droite. Une fois le breuvage fumant avalé, elle bondit de son siège, s’éclipse derrière le rideau de douche craquelé, dans un coin de la cuisine, et n’en sort que lorsque les dix mètres carrés de son meublé sont plongés dans les vapeurs des effluves matinales. Parfumée au savon de Marseille, vaguement coiffée, elle jette en passant un œil à son reflet dans le rétroviseur lui tenant lieu de miroir, suspendu au-dessus de l’évier de la kitchenette. Elle grimace (toujours), se pince les lèvres et les joues jusqu’à ce qu’elles rosissent. Nouveau coup d’œil ? Verdict : pas terrible. Mine boudeuse suivie d’une autre grimace (un réflexe) et les yeux qui se mettent à rouler dans tous les sens. De l’évier à la penderie, de la penderie au lit, du lit à la poubelle, de la poubelle au rideau de douche, du rideau de douche à la fenêtre en bois vert, de la fenêtre en bois vert au rétroviseur. Stop ! Elle secoue ses boucles brunes, étire ses pommettes rondelettes, se tapote les joues et rechigne (souvent) à utiliser le stick de rouge à lèvres acheté en solde des mois auparavant. Alors, elle le caresse (parfois) avec son auriculaire pour s’en colorer les lèvres. Finalement, elle se trouve moins laide et même (rarement) un peu plus belle.

Une fois passé ce rituel futile et quotidien, elle sort acheter le journal au kiosque et un pain frais à la boulangerie. Nouvelle attente : la pancarte sur la porte indique « ouverture à 7h ». Il est 06h54. Inutile de s’impatienter : attendre, Rébecca sait le faire. Une fois de retour, elle n’enclenche pas la radio, ne passe plus devant le miroir, ne nourrit pas le chat et ne refait pas son lit. Elle s’assied, sur son tabouret pivotant, tartine de confiture à l’ananas des rondelles de pain grillé jusqu’à ce que la moindre parcelle en soit recouverte, avale machinalement chaque bouchée, les yeux suspendus au néant de ses murs blancs. Ensuite (systématiquement), elle se souvient qu’elle a acheté le journal oublié sur la commode à côté de la porte d’entrée. Un bond et retour à la petite table carrée qu’elle ne partage jamais avec personne. (Pourquoi ? Parce qu’elle est laide ? Probablement. Parce qu’elle attend de rencontrer la personne qui aurait envie de voir sa table ? Peut-être...) Assez brièvement ensuite, elle tente d’éplucher une rubrique ou l’autre mais très vite, ses yeux se mettent à cligner. De fatigue ? Oui, de fatigue. Rébecca, pour patiente qu’elle soit, a néanmoins l’œil paresseux. Ni myope ni astigmate, elle a tout simplement un regard fainéant, démissionnaire devant l’effort ; raison pour laquelle elle n’est jamais parvenue à décrocher le moindre boulot. Ni à entretenir la plus infime relation amicale ou affective. Elle fait partie de ces rares personnes qui sont dépourvues de toute faculté ou même d’envie de concentration oculaire. À la télévision, les images l’endorment ; à l’agence pour l’emploi, les formulaires à remplir la désespèrent ; au restaurant, les silhouettes de ses convives l’épuisent et dans l’intimité, avec les hommes, elle se lasse (se lasserait en vérité) en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. Pas qu’elle n’ait plus de projets, Rébecca : à vingt-huit ans, on a la vie devant soi ! mais ses yeux, eux, sont… blasés ? exigeants ? intraitables ? rêveurs ? Rêveurs, oui. De ces yeux qui souhaiteraient s’illuminer comme un arc-en-ciel cambré de part et d’autre de l’horizon pour mieux triompher d’un ciel capricieux. Et des yeux qui rêvent, ce sont des yeux absents, éteints : la vie, la vraie, est si terne et les rêves, lorsqu’ils finissent par se décolorer comme de vieux draps, deviennent éphémères chrysalides puis papillons qui s’envolent en noir et blanc pour aller mourir quelque part de l’autre côté de l’arc-en-ciel. Des regrets ? À peine. Des images, plutôt. Fugaces.

Ainsi, Rébecca attend tous les matins que son réveil sonne, que le café coule, que la buée recouvre les vitres, que la boulangerie ouvre, que ses tartines soient recouvertes de confiture à l’ananas, que son envie de lire les nouvelles l’abandonne et là, à partir de ce moment précis et étrangement immuable, sur le coup de 07h53, elle n’attend plus rien.

Pour le commander: Maddy Duchesne et g@rp, "L'une et l'autre", éditions Praelego, ISBN 9782813100320

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