Comme au cinéma
Un camion dans le virage. Ses roues dans la flaque. Le pantalon de Marika éclaboussé. Elle se lève du muret sur lequel elle désespère depuis deux heures. Elle a mal aux fesses et aux genoux ; elle s’étire puis constate les dégâts. Scandalisée, elle persifle pour elle-même tout le mal qu’elle pense de ces chauffards. Aucune considération pour les piétons ! Aucun égard pour leur vulnérabilité, surtout lorsqu’il pleut. Depuis quatre jours le ciel n’a de cesse de s’essorer sur le paysage vallonné. Pas d’amélioration prévue avant le lendemain…
Elle se rassoit, dépitée. Encore soixante kilomètres à parcourir, soixante kilomètres avant Bastogne… Avant ce soir. Ce soir, ce soir, songe-t-elle en passant une main sur son jeans pour faire disparaître les projections boueuses… que la toile dilue en aquarelle baveuse. Pas d’amélioration. Puis un regard délavé vers sa chaussure droite naufragée sur le mur : talon claqué. Un autre vers sa voiture, échouée sur le bas-côté : moteur noyé. La pluie s’intensifie. Non, décidément, aucune amélioration. Ce soir, elle n’y sera jamais…
Un dernier coup d’œil las à son poignet : 14h30… Déjà ?
Si au moins il lui avait donné le temps de repasser par son appartement, elle aurait pensé à prendre un imperméable digne de ce nom et un parapluie. Les imprévus, ça arrive. Mais non, c’était urgent comme toutes les missions qu’il lui confiait. Urgent, à livrer avant dix-huit heures, dépêche-toi, il avait dit, le patron, en la poussant gentiment hors de son bureau. Pour la forme, elle avait objecté un « Mais enfin je… » que lui, fidèle à son tempérament, avait aussitôt récusé d’un vague « Bien sûr bien sûr… » La porte s’était refermée. Appel de l’ascenseur. Ding. Encore une porte. Un autre ding et le bâtiment l’avait recrachée en plein déluge avec la grosse enveloppe calée sous son bras. Tête baissée, épaules rentrées, elle avait plongé dans son antique Ford arthritique et récalcitrante au démarrage par temps humide. Clignotant à gauche pour signifier sa manœuvre aux automobilistes sur le boulevard puis le tunnel de Cointe bientôt, et ses éternels encombrements. Sur les ondes, de vieilles chansons qu’elle n’écoutait pas. Les essuie-glaces et leurs allers-retours lancinants sur le pare-brise asséché, la lumière de ses phares écarquillée sur le véhicule devant. Enfin, sortie du tunnel. La route qui s’était tracée, centimètre par centimètre. La musique interrompue par un flash info. Perturbation au centre-ville. Agriculteurs en colère. Sondage d’opinion publique. Premier ministre en hausse. Riposte de l’opposition. Interview d’un professeur agressé. Colère des étudiants… Grésillements. La pluie quand elle vous coupe du monde… Température en baisse à l’extérieur. L’hiver en avance, toujours plus long, plus froid. La pluie martelait en dérouillée la tôle de son carrosse rouillé. Des salves ininterrompues de ploc ploc ploc tellement bruyants que Marika avait fini par ne plus les entendre.
Sonnerie aigrelette au fond de sa poche. Le patron. Qui d’autre ? Si la porte est fermée quand tu arrives, tu glisses dans la boîte, ok ? Pas chez le concierge. Dans la boîte. Le concierge, tu t’en méfies ; la boîte, elle est sûre, il avait soufflé dans le téléphone avant de raccrocher sans écouter ses « oui oui ». Le portable, elle l’avait refermé d’un clac et jeté sur le siège passager. Aussi vite, il s’était remis à sonner. Elle ne voulait plus l’entendre, ni le téléphone, ni le patron. Il lui suffisait de penser « Je n’entends rien » et c’était le silence.
Quand la circulation s’était enfin fluidifiée, elle avait pu gagner la périphérie en quelques minutes.
Les yeux braqués sur la route rectiligne, elle avait éventré le décor figé des Ardennes en se remémorant les vacances d’été de son enfance : sa mère, son père, le chien et ce chalet rudimentaire où il ne se passait jamais rien d’autre que du temps et de la pluie, du soleil parfois, des journées torrides qui n’en finissaient pas. L’été quand il s’éternise…
Subitement, le moteur de la vieille Ford avait décidé de claquer, là, en plein nulle part, au bord d’un champ cerné de barbelés. Une fois, deux fois, vingt fois, elle avait tenté de le relancer. En vain. Alors, elle avait marché, à peine quelques mètres, et son talon droit s’était décroché de la semelle. Clac. Cassé net. Un muret le long de la route. Elle y avait pris place en maudissant la campagne et toutes les urgences. Appel à un dépanneur. La pluie revenue. L’attente. Le camion. Son pantalon souillé, cette enveloppe à livrer. Et soixante kilomètres. Avant ce soir. Ce soir…
Sur la route, personne : seulement le temps comme passager et l’averse pour conversation.
Nouvel appel au dépanneur. Pas de réponse. Exaspérée, elle se lève, retire son manteau de laine puis son pullover qu’elle enroule autour de sa tête. Elle a froid. Ses longs cheveux ramassés dégoulinent dans sa nuque qui frissonne. Elle remet le manteau qu’elle boutonne jusqu’au menton et en relève le col pour protéger ses oreilles avant de s’enfoncer dans la pluie.
Trois kilomètres.
Un bistrot à flanc de falaise, dans un virage : « Chez Mona ». Elle pousse la porte, libère ses cheveux qu’elle remet en place avec ses doigts. Manteau retiré, posé sur un siège où elle s’affale avec un bruit de serpillière trempée. Elle a toujours aussi froid alors elle se frotte les mains comme si ce geste allait suffire à la réchauffer. À côté d’elle, une grande vitre défiée par la pluie glacée. Marika détourne le regard vers la salle. Vide, triste. Une vieille dame assise dans un fauteuil roulant dort, une photo tombée de ses mains jointes sur ses genoux. Derrière le comptoir éclairé par des lampes tempête suspendues au plafond, une autre dame, la patronne sûrement, épluche des oignons, se mouche, épluche encore. On dirait qu’elle pleure :
- Ça pique aux yeux, elle explique. Qu’est-ce vous voulez boire ?
- Deux chocolats chauds…
La femme a l’air mauvais. Au-dessus de sa bouche crispée, ses yeux rougis épluchent ceux de Marika qui baisse la tête. Au fond de la salle, depuis le coin sombre où elle est remisée, la vieille s’est éveillée et gémit. Elle a faim ; elle veut sa soupe à l’oignon. La patronne l’insulte. Tu fais chier, la morue ! elle grogne en serrant les mâchoires. Marika s’indigne mais demeure comme en prière ou à confesse, jusqu’à ce que les chocolats arrivent. Elle dit merci. La patronne répond quatre euros.
- J’en ai pour un bout de temps, je vous paierai après.
- Ma soupe ? s’inquiète l’autre dans son fauteuil.
- Ta gueule, maman !
- Et ma soupe ? elle répète, la mère, avec un regard d’aveugle.
- Qu’est-ce qu’elle croit ? Qu’la soupe elle se fait toute seule ? elle demande, Mona, en prenant la cliente à témoin, une cliente figée, de plus en plus mal à l’aise, le nez dans ses chocolats chauds.
Après un haussement d’épaules bougon, la patronne regagne sa place, son comptoir, son épluchage haché de reniflements. Et de l’autre côté de la fenêtre, toujours cette pluie qui brouille le paysage.
Marika peut enfin exhaler sa contrariété d’un souffle profond. Sur la table, les chocolats fumants tourbillonnent tandis qu’une odeur d’oignon et de céleri valse avec celle, poussiéreuse, du bar. Le téléphone dans la poche de son manteau l’interpelle. Le patron encore : Bon t’es où là ? Dans un bistrot ? Tu te fous de moi ? Avant dix-huit heures, je t’ai dit ! Je te l’ai dit, quand même ! Oui, alors pourquoi t’es dans un bistrot ? Tu prends ta voiture et tu fonces. C’est urgent, merde ! Comment ça t’as plus de voiture ? Et les dépanneurs, les taxis, c’est pas fait pour les chiens. L’enveloppe, bordel ! Marika fait « oui oui » puis raccroche avant de fouiller dans son sac à main. Mon portefeuille ! elle s’exclame. Quoi vot’ portefeuille ? elle renifle, la patronne. Nouveau soupir et regard englué dans la vitre, la jeune femme ne répond pas. Des jeunes gens sur des mobylettes pétaradantes déchirent la chaussée grasse, passent, disparaissent après le virage. Silence pluvieux.
J’ai faim, elle se dit en déballant deux biscottes qu’elle trempe dans le chocolat. Message sur son portable : « T’es partie, j’espère ? » Elle veut répondre mais la porte s’ouvre, aspirant les bourrasques.
Un homme, la cinquantaine fièrement affichée, entre sous les yeux médusés des trois femmes. Veston noir impeccablement repassé, cheveux grisonnants balayés vers le sommet de la tête et sacoche en cuir qu’il dépose sur le comptoir de façon maniérée : une gravure de mode que la pluie n’aurait pas détrempée. Une bière, il dit en saluant Mona qui actionne aussitôt la pompe et le sert sans un mot.
Marika se demande ce que les hommes peuvent bien ranger dans leur sacoche... puis se souvient de l’enveloppe, vérifie qu’elle ne l’a pas perdue, l’effleure d’un doigt curieux avant de la déposer sur la table, à côté des tasses vides.
Qu’est-ce qu’il y a là-dedans ? Et dans toutes celles qu’elle a déjà livrées ? Elle n’en sait rien, n’a vu que des portes, parfois des silhouettes qui ont tendu la main pour s’emparer des enveloppes avant que les portes, toujours, ne se referment. Le reste du temps ? elle tape des lettres et des rapports de ventes nébuleuses. Des objets d’art, des antiquités, des choses et d’autres auxquelles elle ne comprend rien. Elle a une bonne orthographe et son permis de conduire ; c’est tout ce qu’il lui avait demandé avant de l’engager.
Depuis le comptoir, le client la salue d’un signe de tête. Intimidée, Marika ne répond pas alors il s’avance, son verre de bière à la main. Il dit, Je peux m’asseoir ? et il s’assied, dépose sa sacoche contre un pied de sa chaise. Dans son fauteuil, la vieille pleure à petits cris étouffés. Elle veut sa soupe, rien que sa soupe, après elle se taira. La patronne tempête une réprimande et l’autre se cache la tête dans ses mains osseuses. Elle pleure sans bruit à présent.
- Je suis là pour l’enveloppe, annonce l’homme.
- Ah bon ? s’étonne Marika en la plaquant contre elle d’un geste vif. Le patron ne m’a rien dit. Il faut que je l’appelle.
- Le patron ? Quel patron ?
Ses bras croisés traduisent un soupçon de méfiance.
Marika, elle panique. Le patron ne fait jamais ça, envoyer des gens. C’est toujours elle qui se déplace, qui frappe aux portes. Les hommes aux cheveux gominés vers l’arrière, elle ne sait pas si elle peut leur faire confiance. Depuis le temps qu’elle fait ce boulot, elle a compris, vaguement, que le contenu des enveloppes ne doit pas être très honnête alors elle se crispe, fait défiler dans sa tête des scénarios de mauvais films. Elle dit, Qui êtes-vous ? Et l’homme répond, Je suis Christian, le fils de Christian. Marika tressaille, s’enfonce dans son siège. Un truand ! elle se retient de crier.
- C’est bien vous la fille que j’ai eue au téléphone hier soir ? il dit en claquant des doigts pour appeler Mona.
- Non.
- Mais vous êtes brune et plutôt petite, vous êtes ici et vous avez une enveloppe.
- Oui.
- Alors l’enveloppe, elle est pour moi. Dedans, il y a les dessins de mon père. Il est mort, voyez-vous, quand j’avais deux ans et aujourd’hui ses dessins valent une petite fortune. Je les rachète avant qu’ils ne soient hors de prix. C’était mon père quand même.
Abasourdie, Marika ne répond rien et laisse la patronne prendre la commande. Christian-fils-de-Christian commande un moules frites en interrogeant sa voisine de table du regard. Elle a faim, oui, elle laisse entendre en plissant les yeux. Elle dit, J’ai perdu mon portefeuille, mais il n’entend pas. Il fait ajouter deux vins blancs qui leur sont servis aussi vite. Marika savoure son verre à petites gorgées : on dirait qu’elle lape. Même si ça râpe un peu elle se force, parce que des vins blancs, on ne lui en offre pas tous les jours. Un silence s’installe, alors elle repense à l’enveloppe, à tous ces plis dont elle ne sait rien, puis aux hommes qu’elle a aimés et dont elle ne savait rien non plus. Les hommes, on les aime et on ne sait pas pourquoi ; après, ils s’en vont et on n’en sait pas davantage… Et celui-là, elle se dit en accrochant la serviette sous son menton, peut-être pourrait-elle l’aimer un peu ? Sans rien demander, l’amour les surprendrait là, à l’entrée des Ardennes, à flanc de falaise, dans un virage, chez Mona. Après, ils oublieraient…
L’heure tourne, doucement. La pluie l’escorte, répandant sur le paysage ardennais ses senteurs boisées. Le café est plein de courants d’air. La musique dans la salle se met à murmurer. La vieille sourit, les yeux dans sa photo, la soupe à l’oignon dans l’estomac. Flash météo : un orage arrive sur le sud du pays. Il sera violent. Peut-être parce qu’ils le sont souvent, les orages, violents. En tout cas mieux vaut être prudent. Marika s’inquiète un peu plus et rappelle le dépanneur. Il ne viendra pas. Elle s’offusque, Comment ça, vous ne viendrez pas ? L’homme se lamente dans le téléphone : tombé en panne lui aussi. Le comble, la cerise sur le gâteau, la goutte d’eau qui fait déborder le vase ! Pas d’amélioration, ça non, toujours pas ! Elle raccroche, arrache la serviette, la jette au milieu de la table. Christian deuxième du nom roule des prunelles dans tous les sens. Il y a un problème ? Non, pas un problème, une averse de problèmes. Il faut qu’elle appelle le chef, et un taxi mais elle n’a pas d’argent. Elle n’ose pas lui dire, pour l’argent. Ni pour les problèmes.
Christian voit une larme sur sa joue. Il dit, Si je peux faire quelque chose… Elle explique, finalement, après une longue inspiration pour se donner du courage. Il comprend mais ne peut rien faire. Il n’a pas le temps de rouler jusqu’à Bastogne. Si elle avait eu avec elle les dessins de son père, il aurait fait un effort, sûrement oui, il l’aurait fait, mais elle ne les a pas. C’est vrai, elle murmure, je ne les ai pas. Pas d’amélioration...
Ils terminent le repas en silence. Mona lustre ses verres en mâchant du chewing-gum tandis que sa mère poursuit sa digestion sans cesser de caresser sa photo. Mona a poussé son fauteuil devant une des fenêtres. C’est comme au cinéma, elle a fait, la vieille. Christian mange avec appétit.
En le voyant décortiquer ses moules, Marika repense à tous les hommes pour lesquels elle a cuisiné mais qui sont quand même partis. Malgré ses maigres ressources, elle avait toujours fait de son mieux, des petits plats mijotés, des recettes trouvées au hasard des magazines et qu’elle recopiait sans les acheter. C’est sa mère qui répétait toujours, Les hommes, on les tient par le ventre, mais ils partaient quand même. Les hommes…
Dehors, le ciel rassemble ses troupes de nuages pour une nouvelle offensive. Rusée, la pluie se fait plus fine, rebondissant de-ci de-là dans les flaques et contre les vitres. Un peu de répit. Soudain, surgie du crachin, une femme, petite et brune, traverse la route, s’approche du bistrot. Christian bondit de son siège mais déjà la femme s’éloigne et disparaît dans le virage.
Vous avez pu voir si elle avait une enveloppe ? il dit. Non, répond Marika en croquant une frite. Sans demander son reste, il s’essuie la bouche avec une délicatesse pressée, abandonne la serviette au milieu de son assiette et s’empare de sa sacoche avant de s’élancer. Je reviens tout de suite ! il clame en claquant la porte. Marika prend son air ahuri ; l’horloge au-dessus du bar s’affole, ses aiguilles tournent en rond mais Christian, fils de Christian, ne revient pas.
Le téléphone se souvient de Marika qui décroche en gonflant ses joues. Ça y est ? Non ? Comment « non » ? Merde, Marika ! Je te paie pas pour siroter des vins blancs dans les bistrots. Si tu te dépêches pas de livrer cette p… Ok, je reste calme. Tu... tu vas régler tes consommations bien gentiment et… Comment ça, t’as pas d’argent ? Tu le fais exprès, là, c’est pas possible ! Tu te débrouilles comme tu veux mais tu touches pas à l’enveloppe, t’as compris ? dix-huit heures, après je suis un homme mort, tu entends ? Clic.
Quand rien ne va plus…
Elle coupe la sonnerie de son portable et le fourre au fond de son sac. Mona a compris, aucun doute, parce qu’elle lui lance des yeux méchants et plein de reproches. J’ai besoin d’un taxi, fait Marika, en s’approchant du comptoir. Sans blague ? ricane la patronne en lustrant les pompes à bières, et vous avez de quoi payer vos consommations et celles de votre ami ? Marika pense, C’est pas mon ami, mais s’abstient de le dire. Dans son dos : des perles de sueur. Elle a chaud maintenant. Bientôt dix-sept heures. Pas d’amélioration. Alors, foutu pour foutu, elle se lance et dit, C’est pas mon ami, avant de retourner s’asseoir. La mère, devant sa fenêtre, applaudit le maigre rayon de soleil qui perce les premières lignes de front de l’orage. C’est comme à la mer, elle dit, le visage croqué par un sourire enfantin.
- Tu la fermes, s’il te plait ? grogne Mona en allumant derrière elle la télévision qu’elle met en sourdine.
- Un verre d’eau. J’aimerais un verre d’eau, supplie Marika depuis son siège. Du robinet.
- Quand vous aurez payé le reste !
- Bravo le soleil ! claironne la vieille dame en dodelinant de la tête.
- C’est l’heure de sa piqûre, c’est pour ça qu’elle s’agite, confie Mona en traversant la salle, un torchon sur l’épaule.
Dans son sac, le téléphone de Marika vibre. Elle l’ignore, préférant nier ce qui risque de lui arriver. Dans les films aussi, pour les filles naïves, aucune échappatoire. C’est comme ça, ça sert à donner des leçons aux autres, la naïveté. Quand le patron lui aura trouvé une remplaçante, il ne se gênera pas pour lui répéter, Surtout tu fais pas comme l’autre, à boire des vins blancs dans les bistrots quand t’as une enveloppe à livrer ! La fille, forcément, elle cherchera à savoir ce qu’il y a dans ces étuis de papier alors le gars, il froncera les sourcils, Te mêle jamais de ça, tu entends ? Jamais ! et, comme elle, la fille ne posera plus de questions. Elle sera un peu moins naïve, jamais en retard. Pour l’autre, ça s’améliorera peut-être, puisqu’il lui aura fait la leçon. Peut-être…
Finalement, Mona prend pitié en la voyant de dos, plaquée contre la vitre. Elle se dit, Elle regarde pas le soleil, celle-là ; elle a des soucis, et elle lui apporte un verre d’eau trouble, comme ça, sans savoir pourquoi. Mona, elle n’a aucune gentillesse au creux des joues mais parfois, il lui en pousse au fond des yeux. La cliente, elle l’a regardée parce qu’il n’y avait qu’elle et sa mère, qu’elle s’en va piquer dans la cuisine. Ça la calme ; elle a moins mal à ses articulations et on ne l’entend plus brailler. Au moins une amélioration…
Quand Mona a poussé le fauteuil jusqu’à l’arrière-boutique, la vieille s’est débattue, a agité les bras et la tête. La photographie lui a glissé des mains sans qu’elle s’en rende compte. Marika l’a ramassée. Personne ne l’a vue.
Elle regarde, hébétée, et découvre quelques centimètres carrés de sable. Rien d’autre. Pas de plage. Pas de silhouette. Pas de ciel. Du sable. Seulement du sable. Doré. Elle écarquille les yeux, cherchant dans l’image ce qui peut bien mettre cette femme usée dans cet état, et soudain elle comprend. Cette photo, c’est un souvenir, qui n’appartient qu’à la mère, qu’elle emportera, où qu’elle aille quand elle quittera ce café miséreux. Marika réalise alors, et s’effondre à même le sol, en larmes et une main sur la bouche. Des souvenirs à elle, bien à elle, elle n’en a pas. Depuis toujours elle agit, donne sans jamais recevoir. Sauf des déceptions qu’elle amasse à la pelle pendant que les autres remplissent leurs coffres au trésor. Elle donne son temps autant que son amour, sans reprise ni échange, et il ne lui reste rien, jamais, excepté des regrets qu’elle ravale aussitôt. Elle donne et elle oublie jusqu’à s’en oublier elle-même. Aujourd’hui pourtant, c’est la mère de Mona qui lui offre un souvenir, un souvenir comme les deux chocolats chauds qu’elle a commandés tout à l’heure en entrant, Marika – ces deux chocolats qui l’ont réchauffée.
Elle ne pleure plus, Marika. Dans sa tête, le soleil l’emporte sur l’orage de ses pleurs tandis que sur son visage, un rayon de sourire apparaît.
Dix-huit heures. Marika sur la route. L’esprit aussi léger que son sac à main. Adieu portable, adieu passé et ad patres, le patron – bien qu’elle soit certaine que, dans l’urgence, il ait trouvé le moyen de s’en sortir vivant. Elle chantonne un air guilleret qu’elle invente au fur et à mesure de ses pas qui l’éloignent de Bastogne, où elle n’ira pas ce soir. Non, ce soir, elle s’offre davantage qu’une amélioration, Marika : un nouveau départ. Vers Liège et tout ce qu’elle a oublié d’y vivre, autrefois (il n’y a pas si longtemps et pourtant) aveugle qu’elle était, paralysée aussi, comme dans le fauteuil roulant de sa vieille Ford qu’elle vient de dépasser sans remord ni regret.
Depuis trois kilomètres, elle tourne le dos au bistrot, au virage, au flanc de la falaise, mais jamais, non, jamais elle n’oubliera. Elle ne sera pas la seule.
Dans sa poche, ses doigts caressent une photo dont elle n’a aucun mal à éprouver le grain tandis qu’au même instant, derrière elle, là-bas, des doigts plus osseux que les siens effleurent avec une délicatesse tremblante une enveloppe riche de promesses et de voyages. Destination grains de sables. Destination nouvelle vie, au bord d’une plage, sous les tropiques. C’est comme au cinéma ! claironne la vieille dame en riant aux éclats. Et si Mona pleure, les oignons n’y sont pour rien.
Dix-huit heures. Sur la route, Marika s’immobilise tout à coup.
Elle revient sur ses pas, ôte sa deuxième chaussure et la pose sur le muret, à côté de celle au talon cassé il y a des siècles, on dirait.
Dix-huit heures et deux minutes. Marika, sur la route, pieds nus, regarde le soleil.
Maddy (avec la complicité de g@rp pour la chute)