Didier Van CAUWELAERT, "Un Aller simple", Albin Michel, 1994, Le Livre de Poche.
Il fait chaud. C’est le dernier jour d’école. J’écris dans mon jardin. L’école, elle est juste derrière les palissades. J’entends les derniers parents dire au revoir aux instituteurs puis les voitures monter doucement vers la route. Pendant deux mois, le quartier va être plongé dans un calme auquel on ne s’habituera pas. On n’y peut rien : dix mois par an, on vit au rythme de cette petite école primaire derrière laquelle on a fait construire notre maison. C’est pratique ; on a beaucoup d’enfants. Un jour, ils grandiront et on n’aura plus à aller de l’autre côté du jardin… Il y a des gens aussi que l’on ne verra plus… C’est la vie.
C’est l’été aussi et, même en Belgique, il peut être beau. Parfois, il l’est. Tout à l’heure, j’ai parlé avec ce vieux monsieur tout blanc, pour la dernière fois peut-être. Quand il fait beau comme aujourd’hui, on parle parfois longtemps. Il venait conduire et rechercher son petit-fils tous les jours. En septembre, le gamin ira à « la grande école ». C’est dommage, je suis un peu triste. Il nous arrivait de parler de livres. Il aime les livres et il sait combien je les aime aussi. Lui, il lit de tout, absolument de tout et c’est un très bon critique.
Ses conseils ne m’ont jamais déçue. Il apprécie surtout les grands auteurs russes et Joyce. Il dit que c’est une sorte de dieu, qu’un jour il y aura sa statue dans toutes les écoles. J’aime bien quand il dit ça. Je trouve que j’ai de la chance de connaître un vieux monsieur qui voue un culte à James Joyce mais il n’y a pas que ça. Il est comme moi : il aime les histoires, les vraies, celles qui le surprennent au détour d’une journée. Van Cauwelaert, il aime bien. Il dit qu’il ne s’en lasse pas et que ce n’est pas grave s’il n’écrit pas comme Dostoïevski. Il a raison et puis Van Cauwelaert, il écrit bien. Moi, je trouve qu’il écrit bien et surtout, qu’il raconte encore mieux. Avec lui, on ne voit pas les pages passer et ça, ça relève de la magie. « Un Aller simple », rien que le titre, déjà il est plein de promesses, non ? Allez, dites oui !
Merci.
On ferme les yeux (à moitié) et on imagine une vallée que l’on invente. C’est là qu’on veut aller, dans une légende qui n’existera que pour nous, parce qu’on le veut… Partir dans un lieu qui n’existe pas, parce qu’on nous chasse, parce qu’on est différents, parce qu’on nous trahit, parce qu’on nous guide, parce qu’il faut bien aller quelque part… peu importent les raisons puisqu’on écrira. Écrire ses illusions, sans s’en rendre compte, devenir le narrateur d’un roman que l’on n’a pas forcément choisi… c’était ça, le défi de ce livre. Ensuite, se retrouver dans des endroits dont on ne soupçonnait même pas l’existence et en faire des petits coins de paradis.
La pièce a six mètres sur sept ; j’ai mesuré avec mes jambes. C’est la première fois que j’ai une chambre d’hôtel à moi, et ça fait quelque chose au début. J’ai joué avec la télé, les robinets, les petits savons, l’espèce de machine à laver les chiens, qui sert finalement à cirer les chaussures, et puis je me suis embêté.
Je suis resté un moment sur la terrasse, à regarder la mer, le sable, la lune, les étoiles, la rambarde, les carreaux par terre. Ça sentait je ne sais pas quoi, plutôt bon. L’air était léger, presque trop, ça manquait de voitures, il y avait trop de silence. Je me disais : je suis peut-être dans le pays de mes ancêtres.
Aziz a vingt ans. Il est d’origine française mais il a été recueilli petit par des Tziganes et il est devenu un des leurs, ou presque. Depuis qu’il a douze ans, il passe ses journées à voler des autoradios. Il vit à Marseille et tout va bien pour lui. Il se perd souvent dans les pages de son vieil Atlas (« Elevé au milieu des nomades immobiles, je désirais partir, souvent, si fort, mais partir sans personne, c’est un peu comme rester. ») Il s’apprête même à se fiancer avec Lila qu’il aime depuis toujours. Malheureusement, le jour des fiançailles, les choses tournent mal : descente de police, arrestation, accusation de vol et justement, la France à la recherche d’un « exemple », rapatrier dans son pays d’origine un « illégal » en mettant tout en œuvre pour le réinsérer, l’aider à renouer avec ses racines… Aziz, il est forcément marocain ; c’est écrit sur les papiers. Sauf que les papiers sont faux…
Un attaché humanitaire inaugure avec lui cette mission d’un genre nouveau et les voilà partis tous les deux à la recherche d’une vallée qu’Aziz, qui n’a jamais quitté Marseille, invente petit à petit.
À savoir quand même que « Un Aller simple » a remporté le Prix Goncourt en 1994. Le roman est souvent proposé aux adolescents dans les écoles parce que, au-delà du côté attachant et drôle du héros, il aborde des thèmes comme la tolérance, l’amitié, la trahison, la manipulation de la presse, les clichés, le mensonge, la relation père-fils, le deuil, l’amour, la séparation, le pardon… et on pourrait en ajouter deux pages mais bon…une fois qu’on se laisse aller à discuter de la « thématique des livres » si on n’a pas encore ouvert le livre, on n’a plus envie de le lire… (enfin, en ce qui me concerne).
J’ai marqué plein de pages que j’aimerais montrer ici (« La journée est passée comme déjà un souvenir, et un souvenir de rien ; on m’avait oublié, c’était la fin de tout et de pas grand-chose… » p.24) mais puisqu’il faut bien choisir, autant rapporter la 28.
Aziz vient d’être arrêté. Son meilleur ami, qui est policier, tente de le réconforter.
- Le seul qu’ils ont trouvé à reconduire, avant toi, c’était un Noir de Basse-Terre. Ils lui avaient déjà pris son billet. Il a fallu qu’on leur rappelle que la Guadeloupe, c’est français. Tu te rends compte ?
Je me rendais compte, mais c’était leur problème. Moi, j’étais marseillais, de cœur, d’accent et de naissance – en tout cas j’avais le bénéfice du doute, et si on devait me reconduire quelque part c’était au virage de la Frioune : mon pays c’était les Bouches-du-Rhône, ma cité Vallon-Fleuri et mon équipe l’OM.
Pignol a poussé un long soupir qui enfonçait ma défense :
- Tu es le premier étranger qui a des papiers, Aziz, et qui vient de quelque part.
- Et si je dis que c’est pas vrai ?
- Tu y gagnes quoi ? Deux ans aux Baumettes pour usage de faux et vol de bijou. Tu tiens vraiment à être français ?
Il avait tourné vers moi des yeux où notre amitié revenait une dernière fois, pour dire à dieu. Il pensait visiblement que mon départ, c’était la chance de ma vie. Rien ne me retenait, je n’avais aucun avenir ; ça ne servait à rien de rester. Là-bas, je pourrai recommencer une autre existence, avec l’aide d’une personne spécialisée. Il m’a serré le genou, très fort, il m’a dit :
- Tu vas me manquer.
J’étais déjà parti, dans sa tête. C’est fou comme les gens s’habituent vite.
(Extrait de Didier Van Cauwelaert, « Un Aller simple »)
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