CLARO, « Madman Bovary », éditions Verticales (Gallimard), 2008.
Attention : maladie textuellement transmissible ! et c’est pas moi qui l’ai dit. C’est comme ça qu’on parle du bovarysme.
Du quoi ? m’a demandé la fille d’une voisine qui vient chaque année en juin réviser son cours de français à la maison (comme si je n’avais pas assez à faire avec mes galopins !) Bon, Caroline, tu le fais exprès ou quoi ! C’est écrit là : « B-o-v-a-r-y-s-m-e ».
Comme elle ne comprenait toujours pas après deux lectures très appliquées du passage expliquant en détails ledit bovarysme, j’ai pris mon air sérieux et j’ai dit : « Depuis Madame Bovary, roman hyper célèbre de Flaubert, il y a des gens qui se sont penchés sur le cas de cette femme, Emma, qui avait tellement lu qu’elle refusait de vivre sa vie, la vraie. Elle se voulait, se voyait héroïne de romans et son mari était tellement ennuyeux qu’elle en avait fait une obsession. Alors, elle s’est donnée à d’autres hommes mais rien ni personne ne pouvait vraiment la guérir parce que, dans la vie, ce n’est jamais vraiment comme dans un roman. Les symptômes de son mal se sont intensifiés, elle est tombée gravement malade… Bon, si tu veux en savoir plus, tu lis le roman ! Le bovarysme, disions-nous, c’est donc une expression qu’on colle sur les personnages qui se conçoivent autrement que ce qu’il ne sont. Tu me suis ? Emma Bovary ne se voyait pas comme Emma Bovary ; elle se trouvait différente, l’affichait même ; Flaubert l’affichait, cette différence dans la psychologie de ses personnages et ça, c’était pas courant au XIXe siècle, ce genre de personnage « sans morale ». Il a eu plein d’ennuis Flaubert (même si Balzac avant lui avait bénéficié d’une paix royale avec des personnages un peu de la même trempe). Alors, tu as compris ? Le bovarysme ? C’est une ‘maladie psychologique en littérature’ (mais si, ça existe !) et même la psychanalyse, la vraie, s’est emparée de ce cas pour mettre une étiquette sur les pathologies de femmes (et d’hommes) souffrant de pareille névrose. Dingue ? Mais est-ce que je t’ai dit qu’Emma Bovary était dingue, moi ? Il ne faut pas tout confondre, il y a toujours un côté positif dans les ‘maladies psychologiques’ (on est tous un eu cinglés, tu sais…)et des grands théoriciens de la littérature ont classé, par la suite, des tas de personnages moins ‘sombres’ qu’Emma dans le ‘bovarysme’ mais ça, c’est autre chose. Bon, Caroline, l’heure tourne là…
Ok, si mon prof m’interroge demain, je pourrai lui dire que Flaubert a eu plein d’emmerdes à cause de son bovarysme parce qu’il avait été le premier à présenter des personnages déséquilibrés et fiers de l’être ? Je n’ai pas soupiré, je me suis contentée de dire : « Relis bien tes notes » et j’ai pu enfin m’occuper de mes diablotins.
Tout ça tombe à pic, j’avoue parce que, depuis une semaine, je me demande comment parler ici d’un livre qui m’a secoué le vocabulaire comme aucun autre avant lui. « Madman Bovary », de Claro. Claro, on le connait bien pour ses traductions (Thomas Pynchon, Rushdie, Danielewski…) Claro, c’est un sorcier des mots (Quand l’aimée vous absout, tout vous sied : le temps, l’avant, l’après, le pendant. On sent – pire, on hume – que l’instant, malgré son fragile échafaudage, aspire à durer. Puis on détruit tout. Le parfum s’évapore, la structure flanche. L’ancien entrera dans le nouveau, et le nouveau maquillera le même. Le Provisoire entrera. Le Provisoire sortira. Les élèves, eux, mettront le feu au pupitre. (p.186).
Un fou des mots, un vrai ! et son roman, il m’est impossible de vous le présenter mieux qu’ ici :
Maintenant, j’avoue, si vous n’avez jamais lu Claro (comme ce fut mon cas la première fois que j’ai lu cet article), vous risquez de ne rien comprendre. Deux solutions donc : la quatrième de couverture ou la page 28. Ou les deux !
C'est l'histoire d'un fou d'amour qui défait le monde comme d'autres le font : furieusement. A l'insu de Flaubert, certes, mais du fond de son gueuloir. Encore sous le choc de sa rupture avec une certaine Estée, le narrateur s'abandonne corps et âme à la lecture. Il jette son dévolu sur Madame Bovary, un roman qui lui est familier. Une nouvelle fois, le voilà dedans. Il s'y enferme, s'y promène, s'y démène, avant d'en bouleverser le déroulement naturel. Démiurge dépourvu de scrupule, il endosse diverses identités parasites : puce, voyeur, pique-assiette, rôdeur et passager clandestin de la nef flaubertienne en déroute. Sa mise à mal du texte le conduira aux limites de la négation de soi. Pas très loin du Nirvana ? Avec Madman Bovary, la langue de Claro, maintenue sous tension par la démesure de ce défi littéraire, n'a jamais autant joui de sa propre liberté, entre cut-up musical et sabordage érotique.
Est-ce que Claro prend Flaubert comme prétexte pour s’étaler ? Non, c’est ce que je craignais avant de le lire.
Est-ce que l’histoire, en comparaison de celle de Flaubert tient la route ? Question idiote : c’est à la fois un hommage et un vrai livre d’amour et de rupture.
La fin ? Digne de Flaubert ? Fulgurante !
Court mon avis ? Mais oui parce que difficile et puis de toute façon, la page 28 fait tout le boulot, vous allez voir…
Est-ce qu’il écrit mieux que Marc Musso ? Ah ! question à 400000 dollars ! (Est-ce que Marc Musso et Cie écrivent bien ? Question oratoire…)
Page 28 ? mais oui, je suis là pour ça.
Il avait les cheveux coupés droit sur le front comme un chantre de village, l’air raisonnable et fort embarrassé. Quoiqu’il ne fût pas large d’épaules, son habit-veste de drap vert à boutons noirs devait le gêner aux entournures et laissait voir, par la fente des parements, des poignets rouges habitués à être nus. Ses jambes, en bas bleus, sortaient d’un pantalon jaunâtre très tiré par les bretelles, bretelles que j’ai envie de saisir à deux mains et de secouer, secouer le nouveau et tout ce qu’il a en lui d’avenir, faire trembler sa masse encore sage pour la contraindre à se déployer, et à coups d’ongles et de dents, mais sans griffer ni mordre (le sang ici-là est interdit), réveiller en lui l’imminent médecin de campagne, lui dire, en somme, et oralement, mais sans parler ni crier (la voix ici-là est caduque) : Allons, tu sais bien, charbovari de mes deux, que tu vas l’aimer, aimer Emma, qu’Emma va te tromper, t’en faire baver, te tourmenter, déjà qu’elle allonge le cou comme quelqu’un qui a soif, elle colle ses lèvres sur le crucifix, elle en suce la moelle, ta moelle, ton jus insipide de doux jésus, et tu la vois alors déposer le plus rand baiser d’amour que jamais tu n’oseras graver sur la gueule d’une page. Alors sors de tes gonds, Charles, moi, je ne peux pas, sors de ta chair et brise le sage cristal de l’étude, et surtout, surtout, par pitié, bouffe ta casquette. (extrait de Claro, Madman Bovary)